Un autre sens pour la ‘’menace’’ par temps de pandémie.

« l’humanité entière produit une image de la menace »

Extrait du « Manifeste par des temps de pandémie », Collectif Malgré Tout.

C’est en effet par le retour des corps que la menace se donne à voir. Ces corps que l’hyper-modernité a cru pouvoir dépasser ou circonscrire au seul rôle de support, non plus à l’esprit ou à l’âme, mais à une conscience algorithmique faite d’éléments d’information. Dans ce paradigme l’action est le fait de « décideurs », non pas les citoyens électrices et électeurs, mais de ceux qui maîtrisent et orientent les « unités d’information » et en gèrent les flux. Soudain celles et ceux qui agissent aujourd’hui sont celles et ceux qui « mettent » le corps, qui l’exposent, l’action est redevenue l’apanage des corps qui agissent. Et l’image de la menace jaillit simultanément des corps qui pâtissent. C’est cette simultanéité qui ré-inscrit chacun, chacune de nous dans un processus auquel le temps présent demande de donner un sens, et c’est peut être le moment favorable, le kairŏs des Grecs anciens, pour redéfinir une « cosmologie ».

La mise en perspective des affects et des faits du présent avec l’histoire connue des sociétés humaines est un moyen nécessaire de connaissance et de compréhension des causes à l’œuvre et éviter les corrélations hasardeuses ou manipulatoires. On ne peut ignorer l’effet d’amplification sans précédant générés par les moyens techno-médiatiques actuels. Il y a un aspect propre à toute pandémie : malgré le nombre effroyable de victimes, aucun virus n’a jamais exterminé à lui seul une société entière. C’est d’ailleurs pour cela que les prédicateurs de toutes sortes peuvent produire un discours qui donne un sens aux événements, un sens expiatoire dans ce cas, qui s’adresse aux vivants, les morts ne reçoivent jamais de paroles piaculaires. On donne sens aux événements en construisant un ordonnancement du monde, une hiérarchie et son échelle de valeur. Aujourd’hui cette pandémie apparaît dans le contexte de l’anthropocène et pourrait en effet paradoxalement, servir de support structurant la perception d’un autre monde et sortir ainsi de l’absence de sémantique inhérente aux catastrophes de l’ère industrielle souvent présentées comme un accident de fonctionnement. Il n’y a pas de sens à donner, de valeur dans un fonctionnement : soit il marche, soit il ne marche pas. Il s’agit donc d’élaborer du sens non pas mortifère, menaçant et vengeur qu’on sent bien sourdre de la part des grands et petits tyranneaux, mais un sens opératoire, et les corps-agissants en sont l’expression : ceux qui soignent et ceux qui sauvent aujourd’hui, ceux qui nourrissent et qui produisent depuis toujours.

Pour donner un sens opératoire libérateur il est nécessaire de mettre de côté la peur et la menace qui rabattent le sens vers l’impuissance qui est l’absence de mouvement. Mais comme souvent dans le passé, le paradoxe des corps-agissants développe ce que les adeptes des oppositions duales nomment une contradiction : corps (irrationnel) /esprit (rationnel) qui selon la doxa traditionnelle se résout dans un Absolu unique, un principe d’identité dont le Sujet et le Fait seraient en soi des points de références. Les résistances à l’interprétation qui nous est imposée, aux règles hiérarchiques co-substancielles à ce sens, font émerger le corps-agissant vite qualifié d’irrationnel quand la peur et la menace ne le corsètent pas. En effet cette qualification d’irrationnel renvoie à la notion de perte, le comportement d’un individu qui entraîne « sa perte » rentre dans la catégorie « irrationnel » selon les critères de la modernité. Or ce modèle utilisé encore aujourd’hui, augmenté du support informatique qui sert à la décision et à l’élaboration des règles, dérive de la plupart des études comportementales menées au USA dès le début de la « guerre froide », soit la fin des années 40.

Produites par la synergie entre certains secteurs de l’armée, notamment l’US Air Force, des industriels comme IBM et les grandes universités américaines, ce que l’on appellera le « complexe militaro-industriel », les recherches sur la prise de décision rationnelle s’inspirèrent toutes de la théorie des jeux – soit à somme nulle ou non, à deux ou plusieurs « joueurs »- qui suppose un cadre de pensée où chaque individu agit en vue d’un « gain maximum » et de « perte minimum ». Mais surtout admet une solution dans tous les cas, caractéristique d’une décision rationnelle selon les critères de références. Notons que ces critères ressortissent à la doxa d’une des branches dominantes du libéralisme où la vie en société et les rapports sociaux sont identifiés à un « jeux à somme nulle ». Mis sous forme d’une simple matrice mathématique, l’exemple emblématique de cette approche est le fameux dilemme du prisonnier. Expérience de pensée devenue expérience de laboratoire, elle a été élaborée et vulgarisée dès l’année 1950 à partir de ce modèle conceptualisant les comportements sociaux. Il met en scène deux individus accusés d’une infraction à qui l’on expose, chacun séparément, le « marché » suivant :

  • Si l’un avoue et l’autre se tait, le premier aura une récompense d’une unité et le second une amende de deux unités.
  • S’ils avouent tous les deux, ils auront tous les deux une amende d’une unité.
  • Il est entendu que si aucun d’entre eux ne passe aux aveux, ils seront tous deux disculpés.
 avoueSe tait
avoue(-1,-1)(1,-2)
Se tait(-2,1)(0,0)

Les premiers résultats de ces expériences de laboratoire montraient une prévalence pour les comportements dits « égoïstes » dans le cas du « dilemme de deux personnes » et donc contredisaient le modèle, c’est à dire qu’ayant plutôt tendance à avouer, les sujets s’éloignaient d’un optimum garantissant un gain mutuel ou du moins une « perte minimale ». Mais au fil des expériences il fallut interchanger les joueurs qui peu à peu se connaissaient et faisaient converger des résultats ainsi « biaisés ». D’autres expériences avec plusieurs sujets aboutirent à des coalitions qui eurent là aussi pour effet de biaiser les résultats. L’ambition pour élaborer un modèle mathématique pouvant déboucher sur un algorithme décisionnel, dut déchanter. Ce qui ressortit par contre, fut l’observation de comportements de « conformité », de mimétisme social : lorsqu’une tendance se dessinait, soit allant vers l’entente entre les joueurs, soit au contraire vers la non-coopération, elle se renforçait avec des effets feed-back. Mais c’est précisément dans ces comportements de conformité que les aspects irrationnels au regard de la théorie, apportèrent les enseignements les plus intéressants. Le mathématicien-psychologue nord-américain Anatol Rapoport qui travailla un temps pour l’US Air Force, en vint à conclure que les différences notables dans les résultats « ne proviennent pas des tendances intrinsèques des joueurs à coopérer ou non, mais des instabilités caractéristiques du processus dynamique régissant les interactions dans le dilemme du prisonnier ». Cette « tendance à apprendre la conformité » comme le souligne Rapoport, met en lumière la structure sémantique catégorisée instable par les cognitivistes parce que non-prédictible, menant les joueurs vers telle ou telle tendance dans laquelle ils évoluent et qui ne dépend pas de propriétés individuelles mais de l’acceptation commune d’un degré ou seuil de « perte ». Seule une reconstruction a posteriori permet d’établir la forme de la tendance.

Le scientifique œuvrant pour la RAND (pour Recherche et Développement) think tank créé par l’US Air Force, « découvrait » l’impossibilité de prédire l’évolution d’un système dynamique tels les processus sociaux et concluait à l’irrationalité des sujets. Le paradigme sous-tendant ces recherches ne s’écroulait pas pour autant. Pour contrôler et optimiser quantitativement le « fonctionnement » de n’importe quel agent dans toute situation, il fallait dissocier les actions propres de chaque sujet du contexte social. Il n’y a plus de « comportement social », il n’y a que des actes « purs » que l’arrivée de la computation digitale permettra d’analyser pleinement. On remarquera que la problématique du dilemme du prisonnier allait s’étendre à d’autres domaines comme la biologie évolutive.

John von Neumann un des fondateurs de la cybernétique, a tenté lui aussi de parvenir à une « solution » mathématique, c’est à dire à la formulation d’un algorithme au problème du dilemme du prisonnier – dans sa version à deux joueurs et à somme nulle où le gain pour l’un équivaut à la perte pour l’autre. Il n’a pu prouver que l’existence de solutions mais pas d’algorithme décisionnel. En effet selon Neumann, la stratégie visant à minimiser le gain de l’adversaire ne doit pas suivre une tactique prédéterminée mais répéter des choix au hasard qui selon une distribution probabiliste fera émerger une tendance. Il suivait en cela les enseignements de son professeur Georges Polya qui donna son nom à une expérience d’épistémologie connue sous l’appellation ‘’urne de Polya’’. L’expérience décrit l’évolution d’un système dynamique – il y a une action qui se répète – qui a une mémoire et dont la tendance finale est asymptotique mais imprévisible. (Précisons que nous ne sommes pas dans le cas de la loi des grands nombres -loi stochastique – où l’itération d’un lancé de dés par exemple, aboutit toujours à une valeur moyenne prédictible et d’autant plus précise que le nombre de lancés est grand.)

Le philosophe et épistémologue Jean-Pierre Dupuy explique : « Chaque fois que l’on refait l’expérience, une valeur émerge, certes, mais elle est chaque fois différente. Elle est intimement liée à l’expérience singulière. La dynamique semble converger vers une valeur préexistante, être guidée par elle, mais la valeur en question est le produit causal de l’expérience elle-même. » Il souligne : « Le hasard fait émerger un type de nécessité qui n’est tel que pour un regard a posteriori. »

Pourtant John von Neumann en 1953 dans « Theory of Games and Economic Behavior » avec Oscar Morgenstern, avait définit comme « solution caractérisant un comportement rationnel » un « ensemble complet de règles de conduites dans toutes les situations imaginables ». Mutatis mutandis, voyez l’écho aujourd’hui dans la débauche de protocoles émis par notre État. Cela concernait la résolution de jeux, mais la socio-psychologie comportementale de l’époque s’est emparée de ces recherches pour essayer de définir et de comprendre ce qui apparaissait comme un comportement irrationnel.

La mise au point des machines à états discrets ou ordinateur digital et leurs capacités exponentielles à traiter et stocker des données permit de relancer ces recherches. La machine digitale permet en effet de comptabiliser des micro-comportements en s’abstrayant de toute axiologie : chaque « fait » en soi n’a aucune signification nécessaire, aucune valeur, il ne doit répondre à aucune « tactique déterminée », on ne cherche plus une structure sémantique pouvant donner une orientation tendancielle, mais c’est un algorithme qui va corréler chaque unité comportementale et en dégager une forme. Une fois analysée cette forme, et afin de l’orienter vers la « solution » visée c’est à dire dès la conception de l’algorithme, il revient à définir « un ensemble (le plus) complet de règles de conduites dans toutes les situations imaginables », c’est le rôle des prescripteurs aujourd’hui.

Nous voici donc revenus aux présupposés de la socio-psychologie comportementale grâce à l’outil digital (nous éviterons les termes « d’intelligence artificielle » par respect pour nos cousins non-humains). Ainsi le bio-pouvoir s’attribue-t-il la « mission » d’arriver à définir un seuil d’acceptation de « perte » dans la population, et de l’appliquer. Mais rappelons-nous des effets feed-back propre à toute dynamique sociale qui annihilent toute prétention à orienter une tendance, sinon de manière coercitive ou par l’acceptation commune et pour un certain temps d’un certain degré de « perte ». C’est précisément le talon d’Achille de ce cadre théorique : le processus dynamique qui maintient la tendance vers l’acceptation d’une aliénation politique et liberticide est instable, non-prédictible. En figeant la société et par effet transitif la pandémie, le bio-pouvoir se saisit « en même temps » de l’opportunité de reprendre la main peut-être pas sur le virus, mais sur l’interprétation, le sens justifiant son existence.

Dans notre situation, il est supposé une forme d’égalité, une relation de symétrie entre tous de par la propriété commune d’être impliqué par le virus. La simultanéité de ces propriétés communes permet d’une part, comme abordé en préambule, l’émergence « d’une image de la menace » qui modifie le cours des choses. Elle crée d’autre part la possibilité de cette transitivité évoquée précédemment, pivot du sens et de l’interprétation voulue par le bio-pouvoir. Cet « effet transitif » se déroule ainsi : A) accepter la « perte » de liberté par l’observation des règles de comportement prescrites en vue B) d’arrêter la pandémie, pour enfin C) recouvrer la liberté. (Nous laissons à chacun l’appréciation des sous-entendus latents relatifs à l’ordre économique).

Un des effets feed-back généré par la relation transitive ainsi établie à partir de cette situation, est la mise en place des conditions d’un contrôle par les autorités de l’évolution des comportements sociaux qui justifient l’action de ces mêmes autorités. Cet aspect est particulièrement valorisé car il permet d’exploiter tout azimut les capacités informatiques déjà à l’œuvre dans la société numérisée et renforce leurs emprises. L’apparent paradoxe de cette circularité où les effets deviennent des causes nécessaires, participe en fait d’une dynamique évolutive dont la tendance est invisible de l’intérieur de la situation.

L’observance actuelle des prescriptions des règles repose sur l’interprétation partagée du seuil d’acceptation de « perte ». Cette intentionnalité partagée semble des plus fragile tant elle se fonde sur la contrainte des corps, modifiant simultanément la tendance dont on tirera le sens après coup. Mais contrairement aux jets de dés, on ne repart pas à zéro à chaque coup comme sur une tabula rasa, le corps social, la société ont une mémoire qui « charge » la tendance, comme dans « l’urne de Polya », vers ce qui apparaîtra comme une prédestinée mais qui ne se réalise que par l’expérience vécue des corps-agissants.

En touchant à l’expérience du corps, on change la perception qu’il produit du monde. Autrement dit, comment percevons-nous le monde à l’heure de l’anthropocène ? Si nous ne sommes pas déjà des ‘’moutons électriques rêvant’’ …

William Ferrari

Références bibliographiques : Bertrand Russel -La Méthode Scientifique en philosophie ; Francisco Varela – L’autonomie, conférence 1976 commentée par Jean-Pierre Dupuy (recueil de texte : Le Cercle Créateur, Seuil 2018) ; Quand la Raison Faillit Perdre l’Esprit, la rationalité mise à l’épreuve de la guerre froide, ouvrage collectif, Zones Sensibles 2015 ; Miguel Benasayag, Fonctionner ou Exister 2019.