A Place du Trocadéro à Paris, ce jeudi 29 juin à 19h aura lieu un rassemblement de soutien avec la révolte à Jujuy. On partage ici le texte de l’Assemblée de citoyens argentins en France
JUJUY : LE CRÉPUSCULE DU GEÔLIER ?
Fidèle à son attitude de « patron de ferme » semi-féodal, Gerardo Morales, gouverneur de cette province et geôlier de Milagro Sala, créa un fouillis invraisemblable dans son propre fief –Jujuy– que l’isole politiquement et ternit ses notoires ambitions présidentielles.
Ci-après suit une brève synthèse, nécessairement incomplète, des faits :
— Le 5 juin 2023 commence une série de grèves et manifestations massives des enseignants et d’autres travailleurs provinciaux, sur demandes d’amélioration des salaires.
— Depuis des mois la clique oligarchique qui gouverne cette petite province de l’Argentine cherche à modifier la constitution provinciale , en essayant de rendre possible :
(i) l’expropriation par l’état provincial –même par des « voies rapides » — de territoires que la constitution nationale et les traités internationaux que la nation a signé, octroient en propriété inaliénable aux communautés indigènes qui les occupent de manière ancestrale ;
(ii) la priorité de l’état provincial sur le contrôle de l’eau, sans garantir leur accès comme un droit universel ;
(iii) la criminalisation de la proteste sociale et le droit à manifester (garantis, également par la constitution nationale).
Ces changements ont été menés à bien par une assemblée constituante réunie entre coqs et minuit, sans aucun débat public, présidée par le gouverneur même , avec l’appui du parti péroniste de la province. La nouvelle constitution fut promulguée le 20 juin 2023, au milieu de la tempête social.
— Après deux semaines de grève de l’enseignement, plusieurs communautés indigènes, atterrées par la menace d’expropriation de ses terres ancestrales et de l’eau, commencent une forte mobilisation : coupure de routes, partielles et totales, dans toute la province.
— Le gouverneur Morales lance une répression policière contre toutes les manifestations d’une violence inouïe : beaucoup de blessés, quelques-uns graves, jusqu’à une centaine de personnes arrêtées, violation de l’immunité domiciliaire sans l’ordre d’un juge, etc.
–- Face à l’opposition massive, Morales réitère en conférence de presse, le 19/6, le caractère “fondamentale et programmée” de la réforme constitutionnelle, mais il reconnaît que seule la moitié des communautés autochtones approuvent ses dispositions. Deux jours après Morales fait des nouveaux replis tactiques ; il propose :
aux enseignants une augmentation de salaire et le payement des jours de grève, et
le retrait de deux des articles rejetés de la nouvelle constitution déjà promulguée pour les soumettre à la discussion avec les parties affectées.
Cette dernière proposition montre le caractère arbitraire de la reforme de la constitution, ainsi que la manipulation sans vergogne du gouverneur Morales, évidemment faite pour gagner du temps et attendre « que la tourmente passe » pour reprendre l’initiative.
Quel est le but de la réforme constitutionnelle ?
Voici la première question à examiner pour comprendre le coup de l’oligarchie gouvernante qui mène au soulèvement populaire. Plusieurs analystes (par exemple Raúl Zaffaroni, ancien membre de la Cour Suprême de Justice de la nation) pense que donner rang constitutionnel à l’expropriation des terres autochtones ouvre la voie à livraison des ressources miniers à des entreprises étrangères –lithium ?, terres rares ?–, abondants dans ces territoires . Même si pour le moment nous n’avons pas une réponse univoque, la question est pertinente car le coup constitutionnel réussit à soulever une partie non négligeable de la société de la province contre le gouvernement qui avait été plébiscité quelques mois avant. Plus transparentes sont les raisons de l’establishment dirigeant pour criminaliser la proteste et le droit de manifester.
Quelle est la base sociale et politique du gouverneur Morales ?
Même si le soulèvement populaire l’affaiblit, le satrape de Jujuy a des bases d’appui assez importantes. Sur le plan local,
— l’oligarchie provinciale, pourtant raciste et arrogante, engendre, par son propre pouvoir matériel et institutionnel, un réseau significatif de dépendances dans la société locale ;
— à l’intérieur de cette oligarchie dominante le cercle familial du gouverneur exerce un népotisme hors pair : une étude récent (voir https://www.pagina12.com.ar/561783-nepotismo-jujeno-toda-la-familia-de-gerardo-morales-en-el-es ) montre que rien moins de 25 parents directs de Morales ont des postes d’état dans la province, beaucoup d’importance et même plus parmi eux avec l’accès aux sous. Ce chiffre est encore plus étonnante au vu du fait que Jujuy est l’une des provinces les plus petites de l’Argentine, aussi bien en population qu’en superficie ; en particulier, elle possède un appareil d’état assez réduit. ;
— le péronisme local, qui a voté comme un seul homme toutes les initiatives de Morales et qui a des négoces « fructueux » avec son cercle ;
— la passivité, jusqu’à présent, d’une partie non-négligeable des communautés indigènes.
Sur le plan national,
— l’appui sans faille des partis de droite de la nation ;
— la passivité complète du gouvernement national qu’au-delà de déclarations purement formelles n’a pas bougé le petit doit en faveur du mouvement populaire de Jujuy (par exemple dans le cas emblématique de Milagro Sala, prisonnière de Morales depuis janvier 2016, aujourd’hui en arrêt domiciliaire grâce à l’intervention de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme);
Au niveau international, les relations de M. Morales avec les autorités, les institutions et les hommes/femmes d’affaire françaises sont bien connues. En voici quelques exemples :
–- ses visites répétées, au cours des années précédentes, dans le département de la Vienne afin de conclure des accords dans les domaines du tourisme, de la sécurité et autres. Nous ignorons les conclusions de ces négociations, mais l’ACAF a contacté à plusieurs reprises des responsables politiques du département pour les alerter sur le « programme » et le « curriculum » du gouverneur;
–- des réunions, en septembre 2022, avec des fonctionnaires de l’Agence française de développement (AFD) en vue de financer des projets d' »énergie dite propre » à Jujuy (plus d’informations : https://www.pagina12.com.ar/485001-gerardo-morales-avanzo-con-francia-para-el-financiamiento-de )
–- à nombreuses reprises, l’ambassadeur de France en Argentine a rendu publics des contacts « cordiaux et fructueux » avec Morales. Suite à ces déclarations, dans une correspondance personnelle, l’ACAF a alerté l’ambassadeur français en Argentine sur la « face cachée » de la personnalité politique du gouverneur.
Par ailleurs il serait important d’obtenir des informations détaillées et fiables sur les relations commerciales internationales du gouvernement de Jujuy autour du le cannabis à usage médical.
Quels sont les soutiens du mouvement populaire de Jujuy ?
Face à ce déploiement, le mouvement populaire de Jujuy ne peut compter, localement, que sur ses militants de base, sur le soutien de quelques syndicats et associations civiles, et, au niveau national, sur le soutien des syndicats, des organisations de défense des droits de l’homme, des mouvements sociaux, et des partis progressistes ou de leurs fractions (kirchnerisme, péronisme national et gauche).
Sauf événements imprévisibles, il semble difficile d’envisager une issue favorable à court terme pour le mouvement populaire de Jujuy dans sa lutte pour se libérer du joug du satrape Morales. Cependant, il est très probable qu’à plus long terme, le soulèvement actuel (et les horreurs du régime) finira par affaiblir la main de fer que le geôlier de Milagro Sala, ses parents proches et son cercle de pouvoir exercent actuellement sur le peuple de Jujuy.