Manifeste du collectif (1995)

Le temps des politiques révolutionnaires est révolu, nous dit-on, parce que le temps messianique est mort. Mais c’est tout le contraire : une politique libertaire ne peut exister aujourd’hui que si justement elle parvient à se débarrasser du temps messianique. On ne lutte plus pour qu’advienne un jour la fin de l’histoire ou le règne transparent de la liberté, tout simplement parce que la liberté ne se confond pas avec un état que l’on pourrait atteindre, mais avec un acte qu’il est nécessaire d’incarner. Ainsi, la lutte est véritablement politique quand la liberté agit. C’est pourquoi les actes libres sont tellement rares et les promesses de liberté tellement fréquentes. Par ailleurs, en même temps que du temps messianique, une politique de la non-domination devrait se débarrasser des maîtres-libérateurs qui nous promettent le bonheur futur en échange de la soumission actuelle. La modernité concevait le temps messianique sous la figure mythique du progressisme qui impliquait que grâce au progrès dans les différents domaines de la vie – technique, économique, sociale et politique – l’homme deviendrait chaque jour plus libre. Et ceci parce que, comme l’enseignait le marxisme, c’était la vie matérielle d’une communauté qui déterminait la conscience de ses habitants. Et il est en effet vrai que la conscience est surdéterminée, seulement, celle-ci ne s’identifie pas à la liberté. Au sein de sa situation Spartacus n’a pas agit moins librement que le Che. Ce n’est pas en instituant de nouvelles manières de vivre que nous serons plus libre, mais au contraire : c’est en agissant librement que nous pouvons inventer de nouveaux modes de vie. La même chose peut être dite en ce qui concerne la raison et la justice : il ne s’agit pas d’aboutir, à la fin de l’histoire, à un monde plus juste et rationnel : la raison et la justice n’étant pas la finalité de la révolte mais ses causes. Si nous avons raison de nous révolter, c’est parce que dans notre rébellion il y a une raison, une vérité, une justice. Quoi qu’il en soit, nous ne devrions pas nous demander ce que nous devons faire pour que l’homme soit libre un jour, mais bien plutôt ce que nous devons faire pour être libres ici et maintenant. C’est pour cette raison que nous préférons parler d’ »action restreinte ». L’action restreinte fait en sorte de se démarquer de cette vision dialectique selon laquelle la révolte actuelle est validée ou justifiée par un devenir du monde dans sa globalité. Ce qui s’est cassé, ce n’est pas la politique libertaire, mais le récit épique où les forces progressistes prenaient le dessus sur les forces réactionnaires et éradiquaient finalement la rareté, l’exploitation, la barbarie, et la souffrance. L’histoire n’est pas finie, tout simplement parce qu’elle n’a pas de fin. Mais si pourtant de fin il est question, c’est bien précisément de celle d’une histoire avec fin ou de celle du temps messianique.

2. L’action restreinte

L’action restreinte, c’est la pratique politique sans promesse messianique. C’est, en situation, un pari sans garantie pour la rupture d’un état des choses. Cette absence de garanties, c’est ce qui l’éloigne d’un quelconque avant-gardisme.

En effet, le rôle militaire de l’avant-garde, encore solidaire du modèle progressiste, était de montrer les points où une situation devait être attaquée afin que, au travers de sa destruction, soit atteint l’objectif politique d’un nouvel état des choses, complètement différent du précédent et supposé meilleur. Ainsi, l’avant-garde était prisonnière d’une idéologie déterministe selon laquelle, une fois connus les rapports de force du moment, le futur devenait quelque chose d’analytiquement prévisible. Grâce à cela, l’avant-garde avait la capacité de sauter hors de la situation pour regarder l’histoire comme le déploiement progressif d’un plan : le futur s’avérait aussi nécessaire que le passé, et la révolution, seulement une accélération du temps historique. Ceci ayant pour conséquence de réduire la liberté ici et maintenant, la décision révolutionnaire, son invention et sa nouveauté, à une nécessité inéluctable, aussi prévisible que pour Dieu la trahison de Judas. L’idée qu’un état des choses ultérieur à la situation actuelle est prévisible, se base sur un savoir des lois du progrès historique. Face à cela deux choses peuvent se passer : ou bien tout nouvel événement est réduit à un « fait » explicable et représentable conformément aux paramètres d’un modèle ; ou bien, si le modèle ne le prévoit pas, l’événement n’existe pas. Sartre avait observé cela à propos de l’analyse que les marxistes firent de la révolte hongroise de 56 : avant quelque recherche que ce soit, avant de se mettre à penser à ce qui s’était passé là, l’événement rentrait déjà dans le cadre des possibilités prévues par le modèle officiel. Pour certains, il s’agissait d’une réaction contre-révolutionnaire qui dans le contexte de la guerre froide, ne pouvait pas ne pas être appuyée par le capitalisme occidental ; pour les autres, les trotskystes, il s’agissait d’une rébellion de la classe ouvrière contre la bureaucratie staliniste. Dans un cas comme dans l’autre, rien de nouvea u ne s’était passé : il s’agissait d’un fait prévisible parce qu’il laissait intacts les modèles d’analyse respectifs. On peut dire qu’il se passe aujourd’hui quelque chose de similaire lorsque l’on tente d’expliquer la révolte zapatiste du Chiapas. Le pari sans garanties pour la rupture de la situation est en même temps un pari sur le hasard, sur le non-déterminé, ou le non-prévisible. C’est une opacité dans nos modèles : seuls les puissants peuvent aspirer à dominer, prévoir et déterminer tout ce qui est. Nous autres pouvons seulement souhaiter cet événement qui détotalise le savoir et le modèle des puissants. Il ne s’agit pas d’une vocation irrationaliste, mais au contraire, il s’agit de défaire la vieille alliance entre rationalité et déterminisme. A vrai dire, il n’y a pas de raison d’identifier les rebelles historiques à des avant-gardes ou à des puissants progressistes. Quand les révolutionnaires agissaient et pensaient, ils se demandaient ce qu’ils pouvaient faire de libre, de radical, dans l’histoire. Mais tout de suite se présentait un maître libérateur qui déclarait : « Nous sommes en train de faire l’histoire, nous sommes en train de mener l’humanité vers son salut. » Et à force d’avoir un œil dans le présent et l’autre dans l’avenir, la gauche a été atteinte de strabisme… C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas ne pas apprécier les déclarations du sous-commandant zapatiste Marcos quand il compare sa révolte à l’écriture d’un poème : loin d’un esthétisme banal sa comparaison l’éloigne de la logique de la fin et des moyens. Mallarmé a certainement révolutionné le langage poétique, mais lui, pour sa part, s’est seulement proposé de faire quelque chose d’absolument révolutionnaire en poésie. La promesse d’un monde meilleur ne peut plus légitimer l’action politique ou, dit autrement, la fin ne justifie pas les moyens. Nous ne pouvons pas continuer à manger les anthropophages pour en finir avec le cannibalisme. A partir du moment où une action restreinte se transforme en action globale, elle ne peut pas ne pas penser en termes d’une armée du bien et en conséquence, d’une bonne barbarie. Ainsi, durant les années de la guerre froide, beaucoup crurent qu’il fallait appuyer l’Union Soviétique  » patrie universelle du socialisme  » et ce, malgré les crimes de Staline. Qu’importaient les millions de morts si c’était pour que le monde soit finalement heureux ! Mais ceci ne signifie pas qu’il faille opposer aux vieux fondements révolutionnaires la légalité démocratico-bourgeoise des droits de l’homme et la consigne réactionnaire de  » sauver les corps « , comme le proposent les humanistes afin de dépolitiser des situations où il n’y a plus de sujet mais des objets-corps à sauver. (En fait, l’action restreinte n’exclut pas la violence mais le pouvoir ou la domination armée.) En effet, aujourd’hui on nous propose un modèle qui se contente d’être une inversion caricaturale du précédent. C’est comme si ne nous arrivaient du futur que des messages barbares et menaçants. Au lieu du messie, on nous annonce l’apocalypse. Avec cette excuse on cherche à conserver les choses telles qu’elles sont et à limiter toute action politique à une défense démocratico-bourgeoise des droits de l’homme, de la légalité constituée, et du consensus majoritaire. C’est la vision post-moderne de la fin de l’histoire : celui-ci est le meilleur des mondes possibles parce que n’impo rte quel autre monde ne peut que nous procurer une prodigieuse barbarie. De cette manière, l’action politique ne se justifie plus par un bien futur mais par un mal toujours prêt à revenir, de telle façon qu’elle n’a pas même d’initiative propre : elle s’est transformée en une pure réaction face au pire. C’est le piège dans lequel tombent malheureusement les groupes  » anti « .

3. Le monde du spectacle

Les gens occupent ainsi la place d’un spectateur-juré – l’opinion publique – qui condamne ou approuve le comportement des autres, les vrais acteurs publiques. Ce ne sont pas des hommes et des femmes qui construisent librement une vie différente, c’est le public représenté par un sondage, un graphique, des chiffres. On ne cherche pas à diviser les consciences mais à gagner des adhésions ou le consensus. On n’incite pas à la pensée, on excite le sens commun, l’opinion. C’est pour cela que cet individu-spectateur ne se conçoit plus comme étant plongé dans une situation, il n’est ni ouvrier, ni femme, ni immigré, ni handicapé : c’est une conscience illusoirement transhistorique et trans-situationnelle. Son jugement au sujet de ce qui se passe, bien qu’indissolublement lié au sens commun ou à la norme consensuelle d’une époque, est vécu comme tout simplement « humain ». L’individu-spectateur est une invention particulièrement efficace de l’ère médiatique. En effet, un dispositif médiatique ou communicationnel se caractérise par la construction de trois lieux : celui du destinateur, celui du destinataire et celui du référent ou « réalité » communiquée. Le destinateur, dans les médias est généralement anonyme. Qui rédige le câble ou l’information ? Qui est l’  » objectif  » de la caméra ? Le destinataire, lui, est un point de vue majoritaire. Ainsi l’ouvrier, la femme, l’immigré, le handicapé se transforment en individus-spectateurs quand ils occupent la place du destinataire de ce message. Occuper cette place signifie accepter tous les présupposés discursifs sans lesquels le message ne pourrait être décodé : tout un sens commun. Pour devenir destinataire il faut abandonner l’être en situation pour se transformer en un  » homme commun « , un  » homme de la rue « , ni plus ni moins qu’un regard dominant ou majoritaire. Enfin, le référent ou la  » réalité  » construit par les médias n’est plus la situation concrète de l’ouvrier, la femme, l’immigré, le handicapé, mais le  » monde « . Le  » monde  » est un ensemble de faits : guerres, génocides, famines, faits divers, crise du dollar, désastres écologiques, bulletins météorologiques, matchs de foot ou sorties de films, présentés sans idée de continuité et sans contextualisation historique ou situationnelle. C’est ce qui constitue les thèmes d’opinion et qui fait partie de la communication et de la sociabilité quotidiennes. Ainsi, de nombreux progressistes se demandent : que pouvons-nous faire avec ce qui se passe dans le monde ? Que pouvons-nous faire devant ces faits que sont par exemple le massacre au Rwanda, le trou dans la couche d’ozone ou l’interventionnisme nord-américain ? La réponse peut paraître décevante : rien. Parce que cet ensemble de faits appelés  » monde  » est une construction destinée à l’individu-spectateur et non à un homme en situation. Ou en d’autres termes, ce monde n’existe pas en dehors des présupposés discursifs qui le construisent. De telle façon qu’on ne peut pas assumer ce monde sans assumer en même temps ses présupposés, sans occuper la place de destinataire ou d’individu-spectateur. Il est nécessaire de choisir : monde ou situation, puisque ce sont deux réalités qui s’excluent mutuellement, de la même façon que s’excluent l’individu et le sujet politique. Ceci signifie-t-il que nous reconnaissions l’impuissance de l’action restreinte, situationnelle, face au monde ? Bien au contraire, c’est le  » monde  » qui réduit toute action politique à l’impuissance puisqu’elle la soustrait d’une situation concrète. Ce qui signifie que la préoccupation médiatique pour le monde non seulement nous met en position d’impuissance face à son spectacle, mais nous anesthésie et nous empêche d’agir là où, effectivement, on peut le faire : dans notre situation. Ainsi, l’action restreinte s’oppose à toute velléité de pouvoir, à tout messianisme omnipotent qui depuis une position quasi-délirante regarde le monde comme il est et décrète comme il devrait être. Si l’action restreinte est une praxis dans et pour la situation cela est dû à ce que sa délimitation et ses termes ne sont pas des données fournies par les médias. Ce que l’on présente comme situation doit être à la fois le fruit d’une recherche, d’une pensée et d’une praxis à partir de laquelle nous pouvons dire : si telle est la structure de la situation en question, tel sera alors notre pari. Dans un tel cas, même l’erreur fera partie d’un moment dans la reconstruction d’une praxis libertaire. A cet égard, il est nécessaire d’être concret : le  » monde  » comme une totalité de faits est une illusion médiatique, la seule chose qui existe étant la multiplicité des situations. Chacune d’elles nous renvoie ainsi à un problème, à un universel concret qui se distingue radicalement du  » monde  » comme totalité abstraite.

4. Le monde du capital

L’autre tentation qui a dominé la théorie et la praxis modernes de l’action politique est l’idée qu’il existerait une situation qui subsumerait toutes les autres. Dans cette perspective, la répression sexuelle, la discrimination raciale, la soumission phallocratique des femmes, l’internement des fous, la normalisation des marginaux et n’importe quel autre conflit social était soumis à une seule grande lutte fondatrice : celle de classes. Ou dit autrement toutes les situations étaient superstructurelles par rapport à une situation structurelle basique : celle du capitalisme et de sa mondialisation. Il ne s’agit pas, bien entendu de nier l’exploitation capitaliste ou la tyrannie du capital, ni la sacralisation de la marchandise. L’erreur, selon nous, c’est de croire que la médicalisation de la subjectivité, la discrimination raciale, la codification de la famille, la  » technification  » de la vie et d’autres réalités de notre époque sont toutes les conséquences d’un mode de production. Ce que de nombreuses recherches historiques nous permettent aujourd’hui de constater c’est que ces modes d’être, d’agir, de connaître et même d’aimer, ont surgi de ruptures historiques antérieures à l’apparition et à l’institution du capitalisme comme mode de production et d’échange des marchandises. Ainsi donc, il ne serait pas faux de parler aujourd’hui d’une ère  » capitalistique  » où cette multiplicité de situations se rejoignent et se lient entre elles. La situation ouvrière est donc un universel concret qu’une certaine gauche a transformé en abstrait, au détriment des autres luttes et des luttes des ouvriers eux-mêmes. Pour cela même, on ne peut pas opposer au capitalisme une situation globale alternative appelée  » socialisme « . Comme nous l’a appris Marx lui-même, c’est le capitalisme qui, par l’universalisation de l’échange marchand, a créé ce qu’aujourd’hui nous appelons le  » monde « . Il n’existe pas de monde comme globalité sans l’écrasement de toute situation concrète, qualitativement différente de la violence quantitative de la marchandise. L’argument de la  » complexité  » du monde actuel, qui considère comme vaine toute tentative de le transformer, est une conséquence de l’échec du fait d’agir au niveau d’une globalité ou d’un système-monde. C’est l’illusion produite par la réduction de la multiplicité situationnelle à un seul principe explicatif. Parmi les figures centrales du sens commun actuel qui provoquent l’angoisse des gens, en même temps qu’elles assurent et structurent leur impuissance, on trouve des poncifs comme :  » le monde est à chaque fois plus petit  » ou  » en cette fin de siècle tout s’accélère  » ou encore  » on ne voit pas le temps passer « . Ce sont des thèmes propres à l’expérience douloureuse qui structure la subjectivité de nos contemporains. Si le monde est à chaque fois plus petit, si l’on ne peut jamais aller nulle part parce que tout est toujours  » le même endroit « , la structure du piège qui empêche tout acte libre apparaît. Mais, quand à ceci on ajoute un temps vertigineux, le piège finit de se refermer. Par ailleurs, ces phrases propres à la société du spectacle vont comme un gant à la logique de la marchandise : ce sont les énoncés d’un monde fondé sur la recherche du profit et de l’efficacité. En effet, le monde est petit, infime même, quand il est pensé depuis le problème de la surproduction de marchandises impossibles à écouler. La plaisanterie de  » vendre des réfrigérateurs aux Esquimaux  » c’est la réalité du monde de la marchandise, chaque jour plus étroit. C’est pour cela que le frigidaire, comme toute marchandise, doit être périssable étant donné qu’avant que l’Esquimau ne paye la deuxième traite, un nouveau modèle sera sorti des usines. Le temps devient ainsi vertigineux, le temps ne laisse pas de temps au temps : c’est la barbarie d’une société structurée sur la production de marchandises. Ce monde se reflète dans l’idéologie des sociétés du spectacle : nos contemporains se perçoivent eux-mêmes comme des  » unités productives  » dans l’économique mais aussi dans l’affectif, le corporel, le social, etc. Ils se trouvent piégés ainsi dans cette vision liberticide qui les écarte de leurs situations concrètes. Le monde apparaît donc divisé en deux catégories, selon un véritable darwinisme de supermarché : il y a la grande masse des gens fatigués, sans forces (l’accélération du temps et le rétrécissement de l’espace constituent l’expérience proprement dite de toute dépression) ; et d’autre part, il y a les forts, les performants, et productifs qui dominent le monde mais avec l’angoisse permanente de tomber dans le premier groupe. Il n’est pas étrange que dans cette vision spectaculaire n’apparaissent pas les considérations concrètes des personnes en situation, étant donné que c’est le propre de toute idéologie dominante consensuelle de les faire disparaître. L’énoncé  » le monde est un et à chaque fois plus petit  » est la proposition totalitaire qui tend à occulter que la réalité est infinie dans ses dimensions et possibilités. Dire que tout est pareil et que tout est petit est une profession de foi réactionnaire avec des effets gravissimes sur la réalité. Que le temps nous échappe, à cause d’une étonnante accélération de celui-ci dans cette fin de siècle, est une pseudo-constatation socio-historique qui essaie de cacher que chaque jour peut renfermer une éternité, c’est-à-dire que dans un mois d’insurrections, que dans quelques années d’expérience autogestionnaire ou dans tous ces événements où le sujet politique libre est en acte, le soupçon ancestral de ce qu’entre les minutes de l’horloge s’abrite l’éternité, est confirmé.

5. L’universel concret

Il nous faut à présent définir ce que nous entendons par  » universel concret « . Nous disons que c’est l’action politique restreinte qui, sur la base d’une situation concrète, procède à une rupture universelle au niveau de sa qualité et de sa structure. Universel parce que, contrairement à un modèle global laissant de côté la particularité des éléments de la situation, il questionne le noyau fondateur de cette situation. C’est pourquoi ce serait une erreur, comme nous le verrons tout de suite, de confondre l’action restreinte avec une revendication partielle, limitée ou sectorielle. Ce n’est pas la dialectique réformisme-révolution qui est ici en jeu : la vision globale et totalitaire de la société n’appartient pas en propre aux conceptions modernes de la révolution, mais bien aussi au réformisme. Prenons tout d’abord un exemple classique : celui de la classe ouvrière. Comme son nom l’indique, cette classe est une partie ou un sous-ensemble d’une situation : le système capitaliste de production. En tant que telle, cette classe peut faire une revendication partielle ou corporatiste en fonction de ses intérêts. Par exemple, une revendication syndicale. Celle-ci est parfaitement  » négociable  » dans les termes de la situation et peut même obtenir une décision favorable de la justice ordinaire à partir du moment où la classe se syndicalise. Mais comme le reprochaient les marxistes aux trade-unionistes, toute action dans ce sens – même violente – peut être sociale, mais elle n’est pas politique dans la mesure où elle ne remet pas en question la structure de la situation. Ce qui est juste dans ce cas, ce n’est pas que les ouvriers soient payés plus ou moins, mais que soit détruit ce système d’aliénation de leur temps de travail. Cette position, pour cette raison même, n’est pas  » négociable  » ou ne laisse pas de possibilité de réponse depuis la normalité de la situation puisque qu’elle implique sa destruction. De cette manière l’action politique cesse d’être une revendication partielle pour se transformer en une singularité : quelque chose de non prévisible par la situation puisqu’en même temps elle questionne ses fondements. A ce moment-là, il n’est plus question d’une classe mais d’un sujet politique inclassable ou anormal. Ce sujet n’existe pas hors de la situation, il surgit même à partir de celle-ci mais il n’est pas lié à elle étant donné que la situation ne le prévoit pas. En même temps, cette singularité est universelle à partir du moment où elle introduit une rupture qui concerne tous les habitants de la situation (bourgeois, petit-bourgeois, intellectuels, artistes, prolétaires, etc.) qui doivent décider à présent entre s’engager ou non dans la lutte qui remet en question non seulement la situation dont ils sont les habitants, mais aussi ce que eux-mêmes sont. C’est pourquoi l’engagement dans une lutte se distingue tout à fait de la solidarité extérieure ou humaniste. Prenons un deuxième exemple : celui de la population noire aux Etats Unis. Comme sous-ensemble ou partie d’une situation, ils ont lutté pour leur droit à être reconnus comme les égaux des Blancs. Non seulement en ce qui concerne le droit de vote, mais aussi en ce qui concerne leurs fonctions : un Noir ne devait pas être l’objet d’une discrimination dans sa candidature à un poste de travail étant donné qu’il était  » aussi capable qu’un Blanc  » de l’accomplir, ce qui signifie qu’il remplit toutes les conditions que le système exige. C’est ainsi que le premier pas pour se libérer de l’esclavage fut d’adopter, au siècle passé, la religion des Blancs : être chrétien était l’équivalent d’être  » humain « , être comme le Blanc, depuis, bien entendu, le point de vue de la vision blanche des choses. Au cours de ce siècle l’équivalent en fut l’intégration : s’assimiler au système et au mode de vie des Blancs pour conquérir les mêmes droits qu’eux. Beaucoup de Blancs purent, de cette manière, donner des leçons de tolérance à leurs compatriotes racistes :  » les Noirs ne sont pas mauvais de nature, il existe de bons Noirs, ceux qui vivent comme nous, les Blancs, ceux qui sont de bons Américains « . En prime, ils les envoyèrent même au Vietnam afin de leur démontrer qu’entre Américains il n’y avait aucune distinction de race. Mais au même moment, certains groupes noirs radicaux commencèrent à critiquer le « monde des Blancs ». Le crétinisme de certains intellectuels – sans distinction de peau – interpréta cela comme un racisme à l’envers : le mépris de l’  » homme blanc  » et la revendication de la négritude (black is beautiful). Mais l’  » homme blanc  » n’est pas tel ou tel membre de la « race blanche », il ne s’agit pas d’un argument raciste mais de l’ » homme blanc  » comme modèle de comportement ou comme mode d’être : image identificatoire à laquelle tant les Blancs que les Noirs peuvent s’identifier. Ce que la minorité noire mit en évidence – comme le féminisme d’autre part – c’est que l’  » homme blanc  » est une norme de comportement et une conception du monde qui s’impose à tous les habitants d’une situation. Ainsi, qui s’engage pour la cause noire ne le fait pas par simple solidarité extérieure ou humaniste mais par un véritable engagement impliquant le questionnement d’une situation dans laquelle lui aussi est impliqué. Cette lutte est donc concrète et universelle par là même qu’elle n’est pas négociable par le moyen de quelque gestion ou légalité en vigueur que ce soit.

6. Le sujet politique

D’après cela, nous pouvons définir le sujet de l’action restreinte comme une  » minorité « . Mais il est nécessaire de dégager ce concept de deux malentendus possibles. En premier lieu, la minorité n’est pas un concept qui renvoie au quantitatif. Ainsi les femmes sont une  » minorité  » quantitativement majoritaire. D’autre part, le terme de  » minorité  » a été utilisé par les post-modernes pour parler d’un  » droit à la différence « , qui n’est autre que la reconnaissance  » de droit  » d’une réalité  » de fait  » : la diversité culturelle. Mais bien entendu au moment où ils invoquent ce droit, leurs idéologues ne peuvent que reconnaître des différences minimes, d’un exotisme sympathique. Ce droit tombe quand il s’agit de différences trop accentuées comme l’excision ou les assassinats tyranniques de certains régimes tiers-mondistes. Peut-on voir dans le massacre du Rwanda un simple phénomène culturel ? Tel que nous l’entendons,  » minorité « , c’est un groupe qui se confronte à une image majoritaire ou à une norme de la situation. Pour cela même, il ne s’agit pas d’une revendication partielle ou sectorielle qui invoquerait tout au plus une application des droits de l’homme. La lutte de la minorité est universelle en tant qu’elle attaque un sens commun majoritaire, une normalité situationnelle, qui concerne tous ses habitants. Sous cet aspect, la lutte de la minorité n’est pas comme nous le disions,  » négociable « , elle ne trouve pas de solution du point de vue de la gestion de la situation. Il ne s’agit pas, donc, de se solidariser avec une minorité ni d’intervenir là où elle se manifeste, mais d’avoir le courage de devenir minoritaire ou de trahir ce que la majorité, en tant que norme, attend de nous. Devenir minoritaires c’est devenir imprévisibles : composer un sujet politique déplacé par rapport à tous les possibles qu’une situation nous propose. Cet acte libre est l’unique légitimité, l’unique fondement que l’action politique restreinte peut revendiquer.

7. Le grave et le tragique

En fondant la lutte sur le futur, sur un monde meilleur, plus rationnel et plus juste, la modernité révolutionnaire a fonctionné sur un modèle  » épique  » où les forces progressistes de la libération prenaient le dessus sur les armées réactionnaires de l’oppression et de la barbarie. La victoire finale était l’établissement d’un monde libre, juste et rationnel. Les politiques gestionnaires – aujourd’hui dominantes – ne conçoivent que des faits  » graves « . Le grave, c’est ce qui, même si c’est de manière illusoire, est pensé comme étant réparable, à court ou à long terme, depuis la normalité de la situation. Face au grave il n’y a pas de victoire mais une  » guérison « . Toute lutte qui revendique une partialité  » négociable  » est prise au piège dès le début par la logique gestionnaire, administrative ou légale, de ce qui est grave. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de ne pas confondre le côté spectaculaire ou la violence d’une action avec sa  » radicalité  » politique. La clandestinité elle-même ne suffit pas pour qu’un groupe se transforme en sujet politique, pour qu’il devienne effectivement minoritaire. Pour sa part, l’action restreinte récupère en échange une dimension  » tragique  » du sujet politique : elle opère sur le seul point non négociable en termes de gestion, c’est-à-dire, sur un possible imprévisible ou  » impossible  » depuis le point de vue de la normalité d’un état des choses : ce qui précisément la fonde, le point d’être de la situation, ce qui rend possible le fait qu’elle existe. Nous disons que ce point est inconsistant parce que les énoncés qui rendent vraisemblable une situation quelconque et lui donnent sens ne peuvent le prendre en compte. L’inconsistance est un non-sens nécessairement forclos par la consistance de la situation. Pour cette raison, depuis la perspective du sens commun ou du consensus, cette vérité est indiscernable : ce n’est pas une donnée qui peut se montrer mais une réalité qu’il faut forcer. Ainsi par exemple, dans l’Europe du XIX e siècle, le fait que le capitalisme industriel générait de terribles inégalités sociales était une donnée visible pour tout le monde. C’était le  » grave « , préoccupation présente dans toutes les études de la société comme dans les romans de Dickens ou de Zola. Mais comme tel il ne pouvait qu’invoquer un principe humaniste d’assistance privée ou étatique. Cet assistanat, ce n’est pas étrange, répondait parfaitement à la logique du système : l’État ou les organisations caritatives se chargeaient de maintenir en vie et en bonne santé, durant les mois de baisse dans la production, une énorme quantité de force de travail qui pouvait être utilisée au moment voulu. Depuis la logique du système, cette misère pouvait être inhumaine mais elle n’était pas essentiellement injuste. L’achat-vente de la force de travail s’effectuait selon les lois du marché libre. C’est ce que dit Marx contre Proudhon : l’exploitation capitaliste n’est pas un vol parce qu’elle entre parfaitement dans les canons de la légalité démocratico-bourgeoise établie. Le capitaliste et l’ouvrier échangent  » librement  » de l’argent contre du travail. Et cependant, c’est justement là que Marx introduit le forçage : le travail ne peut pas être acheté et vendu c omme une marchandise parce que c’est ce qui produit toute marchandise. Pour cette raison, cette injustice structurelle ne renvoie pas à une faille ou à un dysfonctionnement partiel du capitalisme : d’un côté il est parfaitement consistant et rien ne peut lui être reproché ; de l’autre côté, cette injustice est ce qui le fonde ou le rend possible, c’est son point d’inconsistance, nécessairement invisible pour le capitalisme même. Ainsi les règles libres, justes et rationnelles du marché, la loi de l’offre et de la demande, ont leur origine dans une injustice, une aliénation et un absurde indiscernables pour le système et en conséquence parfaitement légales et consensuels même pour de nombreux ouvriers et syndicalistes. C’est pourquoi ce n’est pas tant l’injustice qui allume la rébellion, mais la rébellion qui force l’inconsistance du système : c’est à la lumière du projet politique révolutionnaire que le système se révèle injuste. Lorsque les militants de la minorité noire en arrivent à dire : un Noir peut être un Blanc et un Blanc n’est pas nécessairement un Blanc – il peut devenir noir, ou minoritaire – ils forcent une situation non seulement en un point indiscernable et absurde depuis la logique de cette même situation, mais aussi dans le fondement qui permet d’expliquer aussi bien la discrimination ( » ils ne sont pas comme nous « , disent certains Blancs) que l’intégrisme ( » nous sommes comme eux  » répondent certains Noirs).

8. L’éthique de l’individu

De ce point de vue, il n’y a pas, en situation, de signal d’alarme qui convoque les habitants à se révolter contre elle : tout individu est un être en situation et, malgré lui, il est possédé par ses présupposés. Sous cet aspect, il joue comme un destin les rôles que la situation lui présente. L’individu-spectateur demeure donc impuissant face au  » monde  » puisqu’il ne peut se poser que les problèmes auxquels le sens commun de sa situation peut répondre. L’indignation ou l’horreur qu’il peut ressentir face à un fait – la pauvreté, par exemple, ou la discrimination – ne servent jamais à générer une action politique. Pour l’individu il ne se passe que des choses  » graves  » face auxquelles il invoque le savoir du gestionnaire ou l’intervention du juge. L’individu s’interroge sur le comment un fait a pu se produire, mais jamais sur le pourquoi. La question du pourquoi renvoie au point d’être de la situation, à son fondement ou à sa condition d’existence, au point aveugle ou au noyau opaque et inaccessible pour lui. Il n’est pas fortuit que l’idéologie post-moderne, en défendant le consensus et la légalité existante comme cadre de toute politique, revendique la figure de l’individu. Face aux vieilles politiques de masse, l’individu est vu comme un noyau de rationalité et de lucidité. De Le Bon à Freud et au-delà, l’homme de masse était conçu comme celui qui annule son individualité réflexive pour obéir, comme un hypnotisé ou un zombie aux ordres du Parti, du Führer ou du sacerdoce, et qui se retrouve capable de la pire barbarie. Cependant, pourquoi beaucoup d’individus ensemble cesseraient d’être des individus ? Pourquoi l’homme qui réfléchit seul ne réfléchit plus en groupe ? On s’imagine que si une multitude agit ensemble de manière uniforme, c’est parce que chaque individu a abandonné  » sa  » volonté,  » son  » choix propre, pour se soumettre à la décision d’un Autre. Souvent cet Autre se caractérise par un  » On  » impersonnel auquel l’individu délègue sa réflexion et sa volonté. Mais c’est pourtant l’inverse : l’individu comme entité autonome, c’est-à-dire comme quelqu’un qui se donne ses propres règles de comportement, est une illusion. Il n’y a rien de plus qu’un  » on dit « ,  » on voit « ,  » on fait  » : quand l’individu se met à parler, sa voix émet des discours rédigés dans un autre lieu ; si ses yeux voient c’est toujours le regard d’un autre ; s’il agit c’est parce qu’il interprète un rôle qui lui a été assigné. L’individu se constitue comme tel à partir de son identification avec un modèle dominant. De telle façon que, à la différence de ce que pensèrent de nombreux auteurs, il n’existe pas d’individu désaliéné, authentique, libre au-delà de la mascarade sociale, il n’y a dans l’individu aucun noyau critique. Au contraire : à se voir comme une unité indivisible, autonome, il nie le fait qu’il est un être en situation, qu’il est constitué de langages, de valeurs, de croyances ou de mythes qu’il n’a ni fait ni ne domine. Si nous pouvons penser la situation comme une pièce de théâtre, l’individu dans celle-ci joue toujours un rôle. De là l’illusion d’indivisibilité, de continuité dans le temps : il est toujours le même parce qu’il répète le même rôle dans une même situation. Mais de fait, en étant toujours en situation, il est autre chaque fois que la situation change : une discontinuité dans le temps. Quand les idéologues de la post-modernité revendiquent l’individualité, ils le font en fonction d’un droit à se déplacer, à conserver ses croyances religieuses ou politiques, lire et dire ce que l’on veut, vivre d’après sa volonté, etc. Avec ceci ils croient répondre aux intégrismes de tous types : c’est le vieux droit libéral qu’ils récupèrent. Mais ce droit n’est que formel : il ne pense pas l’intégration essentielle de l’individu, son destin, dès lors que, pour se constituer comme individualité, il doit interpréter un rôle préétabli. L’individu n’existe pas en dehors de la situation qui le constitue et il ne peut revendiquer aucune liberté s’il ne transforme pas, s’il ne questionne pas cette situation. De sorte qu’il n’existe pas de liberté de pensée qui ne soit pas liée à une pratique transformatrice de l’état des choses et il n’existe pas d’action radicale qui ne se rapporte pas au point d’inconsistance de la situation. La seule et unique revendication de la libre pensée, comme si en elle se trouvait la liberté humaine, est une illusion individualiste des  » belles âmes « . Cette critique de l’individu, cependant, loin de nous amener à mettre en péril les droits acquis grâce aux luttes historiques, nous permet de penser en termes de droits civiques. Si les individus peuvent agir et penser sans restrictions c’est grâce à ces droits civiques conquis. Ceux-ci furent l’invention d’un projet révolutionnaire qui répondait à une conception déterminée de l’homme ; ce ne fut pas le dévoilement de la nature  » libre  » de l’individu.

9. Une politique non étatique

Quand nous parlons de sujet, il est nécessaire de ne pas confondre ce concept avec l’idée d’une  » subjectivité  » comme noyau d’expériences individuelles ou collectives, même si un individu ou un collectif peut se constituer, éventuellement, en sujet politique (et aussi artistique, scientifique ou amoureux, comme le conçoit le philosophe Alain Badiou). En effet, un individu ou un collectif se constitue en sujet quand il entre en rapport, par sa pratique ou sa pensée, avec une vérité de la situation, ce point d’inconsistance qui la fonde, ce point d’être qui est la condition de sa possibilité. Répétons-le : c’est parce que son action n’est pas prévisible par la situation ou qu’elle n’est pas  » négociable  » conformément à sa légalité, que ce sujet incarne un acte libre. De cette manière, avec l’idée d’une action restreinte, nous essayons de définir une politique qui ne se confond pas avec la simple gestion étatique. En effet, la définition classique de la politique – celle que nous trouvons dans n’importe quel dictionnaire – identifie celle-ci avec l’  » art de gouverner la république « , c’est-à-dire l’habileté, le savoir ou la technique pour gérer les faits ou les problèmes publiques. De ce fait l’idée de politique restait indissolublement liée à celle d’État. Cependant, il ne faudrait pas confondre l’État avec la simple institution ou l’organisme étatique. Dans une définition plus large de l’  » étatique  » nous devrions penser celui-ci comme l’état normal de n’importe quelle situation. Dans cette perspective toute action  » négociable « , toute revendication sociale partielle ou corporative qui s’avère gérable ou soluble à partir d’une légalité établie, fait partie de cette définition étatique de la politique même si elle fait appel, pour conquérir sa revendication, à des moyens illégaux. C’est pourquoi de nos jours le grand défi est de penser la politique en déplaçant la question du pouvoir de sa position centrale. Aujourd’hui l’État comme lieu de pouvoir effectif qui devrait être occupé par un parti politiquement révolutionnaire, que ce soit par la force ou par le vote, devient une illusion formidable. Tout simplement parce que le point de fondement et de légitimation d’une situation n’est pas quelque chose qui dépend de l’État : celui-ci ne fait que surcodifier une réalité de laquelle il est plus effet que cause. D’une certaine manière c’était quelque chose que les marxistes savaient, et cependant, ils pensèrent qu’un changement dans la législation et dans les appareils idéologiques d’État favoriserait la transformation révolutionnaire de la société (jusqu’à la fin de sa vie, néanmoins, Lénine s’était rendu compte de l’erreur :  » Nous avons peint de rouge l’État tsariste… « ). Ainsi, dans la Russie soviétique et dans d’autres États, une série de dispositifs de pouvoir de l’État bourgeois furent non seulement peints de rouge mais aussi amenés à leur plus haut degré de barbarie : la médicalisation de la subjectivité, la normalisation, l’aliénation médiatique, la discrimination raciale et la spoliation des ouvriers. Il suffisait simplement d’ajouter à cette barbarie l’adjectif  » révolutionnaire  » pour que, au nom du bien futur, même ses victimes l’acceptent. Même quand beaucoup de ces vieux révolutionnaires nous parlent aujourd’hui de leurs projets de société futur, on peut observer clairement à quel point ils continuent d’être prisonniers des présupposés qui soutiennent les situations actuelles. Dans ces projets il y a aussi une conception étatique et gestionnaire de la politique (ils veulent être prêts au cas où ils arriveraient au pouvoir). Une fois de plus, c’est le bon ordre, la société rationnelle, la juste distribution, le rapport réellement libre entre les hommes. Encore une fois, c’est la bonne barbarie contre la mauvaise, l’idée paradoxale d’un maître libérateur et l’impératif d’un  » devoir être « du monde… Nous pourrions dire que l’action politique restreinte et la pensée de la situation réalisent un appel à l’humilité libertaire : nous ne pouvons parler, et ceci est déjà bien difficile, que de la situation dans laquelle nous habitons. Mais il ne s’agit pas seulement d’humilité, c’est une position critique : quelque savoir que ce soit à propos d’une situation ultérieure qu’il serait nécessaire d’atteindre, ne peut être qu’une vaine spéculation étant donné qu’aucun savoir ne peut se dégager des présupposés de la situation dans laquelle il est né. C’est pourquoi la pensée de la révolte n’aspire à aucun savoir mais à une vérité, à un rapport avec l’être de la situation, ce trou, cette opacité dans les savoirs établis. Et ceci parce que la situation, loin de provincialiser l’action, nous renvoie à la pensée d’un universel concret.

10. Conclusion

Le défi de notre époque est de penser et d’inventer une nouvelle praxis libertaire. Praxis qui implique la formation d’une myriade d’organisations et d’expériences minoritaires et concrètes. Non pas comme moyen pour parvenir un jour à être majoritaire mais comme voie pour inventer et créer une vie et une politique basées sur la liberté. Renoncer à être majoritaire n’est pas la consigne de l’échec ou de l’impuissance. En représentant les images et les structures dominantes, le majoritaire est le plus impuissant du point de vue de la liberté. Il est nécessaire de comprendre que pouvoir et puissance sont deux réalités qui s’excluent mutuellement : personne n’est plus impuissant qu’un maître rempli de pouvoir pour changer la vie. Conçu et structuré en fonction de la prise du pouvoir étatique – violente ou électorale -, le parti s’avère être, aujourd’hui, la figure même de cette impuissance. Et ceci, notamment, parce que comme nous l’avons vu, il se maintient dans la supposition de ce que le pouvoir, ce qui fonde une situation, se situerait dans l’État. Le parti est un organisme qui, avec l’excuse d’unifier la multiplicité de luttes minoritaires dans une stratégie globale – nationale ou mondiale – écarte les minorités de leurs situations pour les transformer en une majorité  » alternative « . Ainsi, en même temps que le temps messianique, c’est le parti, le maître libérateur par excellence, qui doit être questionné. C’est ce que n’importe quel militant a vécu dans sa pratique quotidienne : tout le travail et l’expérience concrète réunis par les organisations de base, faites également d’erreurs et d’échecs, sont rayées d’un trait par les consignes  » abstraites  » du parti. Simplement parce que pour lui, la stratégie globale et l’arrivée au pouvoir deviennent des priorités par rapport aux actions concrètes et restreintes, avec toujours l’illusion de ce que, quand il accédera au pouvoir, les choses, dans leur totalité, vont changer. Cependant, il n’y a pas de solution de continuité entre la politique (minoritaire) – puissance – et la gestion (majoritaire) – pouvoir. Même si celles-ci sont structurellement condamnées à cohabiter, nous devons rompre avec l’illusion de ce qu’il faut parvenir à être majoritaire pour pouvoir faire une politique de minorités. Une multiplicité de groupes et de collectifs libertaires – liés dans chaque cas à un universel concret – c’est l’image d’une puissance politique radicale multiple. Néanmoins, la non-totalisation ou la non-soumission de cette multiplicité au pouvoir  » impuissant  » du Parti n’implique pas que l’échange d’expériences entre ces groupes ne soit pas désirable et même indispensable. Le moment est dur, le défi grand, mais la fidélité avec deux siècles de luttes révolutionnaires nous permet de conserver la même impulsion, le même désir qui les ont inspirés. Au lieu de pleurer sur les ruines du vieil édifice révolutionnaire, il s’agit de penser que cette fragmentation, cette dispersion, cette non totalité, sont précisément les conditions pour qu’une nouvelle puissance révolutionnaire se libère du mythe totalitaire du progressisme messianique.