Liberté et libération

Le monde contemporain colporte deux idées et deux images qui se réfèrent à la vie des hommes et au cours des choses.

La première, la plus marginale aujourd’hui, continue à concevoir la liberté, la justice comme un objectif futur vers lequel des différents moyens vont être ordonnés dans l’obtention de ce but. Cette position fut, pendant plusieurs décennies, fondée sur l’idée du progrès et du devenir de l’histoire de l’humanité vers un monde plus juste, plus rationnel, plus heureux. Au nom de cet avenir meilleur les hommes devaient sacrifier et ordonner leur présent. Souffrir aujourd’hui au nom de demain était devenu pour les hommes la métaphore d’un sacrifice pour le sacrifice lui-même, comme dans la pièce ”en attendant Godot” de Becket où celui qui attend, ne fait qu’attendre car Godot n’arrivera jamais. Pour justifier ces sacrifices, certains argumentaient que pour faire une omelette il fallait bien casser des œufs. Et ils en ont cassés, ont pris le goût d’en casser et ont fini par oublier ce qu’est une omelette, ils se sont même mis à la détester. D’une façon ou d’une autre, et, par mille voies et raisons différentes, une telle vision de l’histoire et de la vie des hommes est tombée en désuétude comme une idole qui, une fois désacralisée, dévoile son essence de simple bois ou d’argile.

La seconde idée est la réponse à une telle attitude qui est l’adhésion à un présent, à un quotidien qui ne promet plus rien. C’est ce qui particularise notre époque grise et triste où le rêve a déserté la vie des hommes. Puisque la liberté finale était une idole désacralisée, nos contemporains acceptent la tristesse et le désespoir comme un destin. La liberté ne pouvait être qu’un rêve propre à de belles âmes incapables de gérer avec maturité et réalisme le monde tel qu’il est. Ainsi, dans ces deux visions, il s’agit de ”s’occuper du monde” soit pour le modifier, soit pour le gérer. Dans les deux cas, ceux qui s’occupent de la ”politique” se placent d’emblée dans une perspective de pouvoir et de domination.

Il n’y a que des actes de libération et on ne peut le comprendre que si on abandonne la pensée moyen-fin.

Au nom de la gestion du quotidien, notre époque nous propose de renoncer à la liberté comme rédemption absolue pour adopter seulement la liberté marchande. Mais, la liberté n’est pas un état, ni une conquête définitive. Il n’y a que des actes de libération et on ne peut le comprendre que si on abandonne la pensée moyen-fin. Ainsi, plutôt que de se demander par quels moyens on peut arriver à telle fin, on ferait mieux de réfléchir aux voies de la libération ici et maintenant. Les accros du pouvoir qui ne pensent pas en termes de libération spéculent sur la meilleure façon d’ordonner le monde dans sa totalité. Et avec cette excuse, déguisent leur vrai but -la discipline, l’obéissance…- par des moyens nécessaires pour conquérir cet ordre. Aujourd’hui, le monde conçu comme une unité est le rêve du monde de la marchandise : le cauchemar de l’homme et de la vie. Nous ne pouvons pas contester l’ordre capitaliste du monde en terme de monde et de totalité car en faisant cela nous sommes déjà dans les catégories propres au capitalisme. Le premier pas vers la contestation radicale et le dépassement du capitalisme doit passer par la démultiplication des dimensions et des situations dans lesquelles une logique de la puissance créatrice puisse s’opposer au pouvoir centralisant. La seule pensée en terme de globalité du monde est celle du pouvoir avec comme conséquences sa destruction, son exploitation irrationnelle, même au nom de son bien ou de sa liberté. Loin de toute pratique de pseudo-géopolitique -tant appréciée par les hommes qui se prennent au sérieux- toute voie de libération est situationelle et singulière. Et c’est justement dans cette singularité que réside son caractère universel, universalité que paradoxalement la pensée globale refuse. Il s’agit alors d’assumer que la totalité voulue, l’objectif recherché est toujours ici et maintenant dans la mesure où nous serions capables d’assumer les voies de la libération. Non pas qu’il n’existe pas de changement structurel ou de grande rupture historique mais, même dans ces cas-là, le nouvel ordre social établi n’est pas pour autant la liberté conquise. La liberté situationelle n’existe que comme exigence permanente. Alors, faire le deuil de la rédemption messianique loin de nous plonger dans la tristesse, nous invite à des fêtes libertaires de solidarité et d’imagination.