Il y a quelques jours, lors d’une présentation de « La chasse aux enfants », après que j’eus affirmé que le RESF représentait, comme d’autres mouvements actuels, une nouvelle forme de militance dont l’objectif était moins la prise de pouvoir que la revitalisation du corps social, quelqu’un, dans le public, s’est inscrit en faux en disant qu’il ne fallait pas idéaliser ces mouvements-là et voir en eux quelque chose de nouveau : les mouvements sociaux avaient en réalité toujours fonctionné ainsi !
Alors, notre question sera celle-ci : peut-on dire qu’il y a aujourd’hui une nouvelle forme de militance dont le paradigme soit la revitalisation du corps social ? Ou n’y a-t-il là que le processus normal de tout mouvement à son origine – et avant qu’il prenne LA forme politique convenable : celle d’une institution au pouvoir ou existant dans un rapport de force avec le pouvoir.
Le mot de « revitalisation du corps social » (que nous utilisons avec Miguel BENASAYAG dans l’Eloge du conflit), nous le tirons en partie de l’analyse marxiste selon laquelle la Révolution française est l’aboutissement d’une « dépolitisation du corps social. » Parallèlement à l’avènement de la « chose publique », chaque sphère de la vie sociale se trouverait progressivement dépouillée de sa dimension politique : elle deviendrait « chose privée », à présent séparée de la dimension publique de la volonté générale. Sur la base de cette analyse, deux hypothèses se présentent alors : soit l’on pense que l’ensemble des mouvement sociaux du 19ème et du 20ème siècle participent d’un mouvement de re-politisation de la société, en conflit avec celui de l’abstraction de la volonté générale, soit l’on pense au contraire qu’ils participent au fond du même mouvement de dépolitisation du social que celui de ladite « révolution politique ». La réponse dépend, de notre point de vue, de la finalité visée par ces mouvements : si cette finalité est d’aboutir à la prise de pouvoir, que celle-ci soit directe ou indirecte (par le biais d’une stratégie de rapports de forces, engagée avec le pouvoir), alors c’est la première hypothèse qui vaut.
Aujourd’hui, ce qui a changé de notre point de vue, c’est que l’utopie n’est plus celle d’une société de fin de l’histoire, société dans laquelle l’homme est réputé vivre une sorte d’idéal de soi pour l’éternité.
C’est ici qu’intervient notre hypothèse, qui est que ce qui a changé aujourd’hui, c’est l’utopie maîtresse, celle qui fait bouger les gens, celle qui préside aux mouvements sociaux. (Petite précision : ceci n’a rien à voir avec les raisons personnelles pour lesquelles on bouge. Très récemment, un militant de RESF tenait à nous dire que pour sa part, il bougeait pour des raisons égoïstes. Or, ceci ne veut pas dire grand-chose, à moins de croire que la conscience individuelle détient la vérité du pourquoi, non seulement des actes individuels, mais encore des mobilisations sociales. La question de la motivation reste toujours prise dans un imaginaire très fort.) Aujourd’hui, ce qui a changé de notre point de vue, c’est que l’utopie n’est plus celle d’une société de fin de l’histoire, société dans laquelle l’homme est réputé vivre une sorte d’idéal de soi pour l’éternité. L’utopie est celle d’une société qui vivrait de la vie d’un corps vivant, pour lequel chaque élément participe en tant qu’élément de corps, fonctionnant comme le disait Kant au sujet de l’organisme, « pour » et « par » les autres et le tout.
Que l’utopie ait changé n’en fait pas moins une utopie. Mais si l’u-topie est ce lieu pour la réalisation duquel nous luttons, un changement d’utopie veut dire quelque chose d’important. Sans forcément en avoir conscience, mais par toute une série de dimensions de cet engagement – l’horizontalité, la méfiance vis-à-vis des leaders et des idéologies, le refus de la prise de pouvoir, l’engagement sans promesse, la focalisation sur l’action concrète, ici et maintenant… – nous manifestons que ce au nom de quoi nous bougeons n’est autre que la vie de cette société dont nous faisons partie. Tout se passe alors comme si nos engagements s’identifiaient à la connaissance progressive des conditions d’un fonctionnement organique de la société. A commencer par le fait que dans un organisme, aucune fonction n’est assurée par un organe seulement, mais par l’ensemble des parties de l’organisme. Pour qu’un organe assure sa fonction, il faut que tous les éléments concourent à ce fonctionnement. La vie d’aucun organisme ne se fonde sur une spécialisation radicale des fonctions : c’est ce que Canguilhem appelait la « vicariance des fonctions ». Nous savons aujourd’hui que, au-delà d’une vision trop statique d’un organisme en organes spécialisés, chaque organe participe à une série d’autres fonctions et la division même de ces organes ne doit pas être considérée comme quelque chose de statique.
Or tout se passe comme si la vie des sociétés avait également besoin de la vicariance des fonctions : lorsque les fonctions sociales sont trop institutionnalisées, et que les membres d’une société se désengagent de ces fonctionnements-là, ceux-ci ne peuvent plus être correctement assurés. Et tout se passe également comme si cette connaissance-là émergeait, à travers une nouvelle forme d’engagement.
« Connaissance » ne veut pas dire conscience : on peut très bien ne pas être conscient qu’en s’engageant pour telle ou telle cause, on participe à la revitalisation du corps social. Mais connaissance veut dire agir conformément à cette idée-là : la connaissance est l’autre face de l’agir, ou plus exactement elle lui est co-substancielle. Et tout se passe aujourd’hui comme si, dans nos engagements, s’exprimait une connaissance de forme nouvelle, qui est que le corps social a besoin, pour fonctionner organiquement, que les fonctions sociales ne soient pas assurées uniquement par ceux qui en ont institutionnellement la charge, mais aussi par l’ensemble du corps social. Bref, que la politique regarde tout le monde, pas au sens où il appartient à tous de respecter ses devoirs civiques et d’aller mettre son bulletin dans l’urne, mais en un sens beaucoup plus profond : si la politique est une affaire de spécialistes, alors elle devient formelle et impuissante. Le sens profond du politique aujourd’hui, c’est la revitalisation du corps social.