Voici un extrait d’un poème d’Alberto Caeiro, écrit par Pessoa et publié dans Le gardeur des troupeaux.
Il y a passablement de métaphysique dans la non-pensée.
Ce que je pense du monde ?
Le sais-je, moi, ce que je pense du monde ?
Si je tombais malade j’y penserais.
Quelle idée je me fais des choses ?
Quelle opinion sur les causes et les effets ?
Qu’ai-je médité sur Dieu et sur l’âme
et sur la création du Monde ?
Je ne sais. Pour moi penser à ces choses c’est fermer les yeux
et ne pas penser. C’est tirer les rideaux
de ma fenêtre (mais de rideaux elle n’a pas l’ombre).
Le mystère des choses? Mais que sais-je, moi, du mystère?
Le seul mystère, c’est qu’il y ait des gens pour penser au mystère
celui qui est au soleil et qui ferme les yeux,
se met à ne plus savoir ce qu’est le soleil
et à penser maintes choses pleines de chaleur.
Mais il ouvre les yeux et voit le soleil
et il ne peut plus penser à rien
parce que la lumière du soleil vaut plus que les pensées
de tous les philosophes et de tous les poètes.
La lumière du soleil ne sait pas ce qu’elle fait.
Et partant elle ne se trompe pas, elle est commune et bonne.
Métaphysique? Quelle métaphysique ont donc ces arbres?
Celle d’être verts et touffus et d’avoir des branches
et de donner des fruits à leur heure, ce qui ne nous donne pas à penser,
nous autres, qui ne savons nous aviser de leur existence.
Mais, quelle métaphysique meilleure que la leur
qui est de ne pas savoir pourquoi ils vivent
et de ne pas savoir non plus qu’ils ne le savent pas?
« Constitution intime des choses… »
« Signification intime de l’Univers… »
Tout cela est faux, tout cela ne veut rien dire.
Il est incroyable que l’on puisse penser à ces choses.
C’est comme de penser à des raisons et à des fins
lorsque luit le début du matin, et que sur le flanc des arbres
un or vague et lustré perd peu à peu sa part d’ombre.
Penser à la signification intime des choses,
c’est une chose ajoutée, comme de penser à la santé
ou de porter un verre à l’eau des sources.
L’unique signification intime des choses, c’est le fait qu’elles n’aient aucune intime signification.
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