Voici un extrait du livre « Le retour de l’exil. Repenser le sens commun » (Le Pommier, 2021) écrit par Miguel Benasayag et Bastien Cany, co-animateurs du séminaire « Comprendre et agir dans la complexité ». Dans le chapitre V que nous publions, les auteurs proposent une réflexion sur le mythe de la caverne platonicien en le renversant. L’opposition entre le sens commun (les ombres de la caverne) et la pensée critique (la vérité dévoilée par la lumière de la connaissance intellectuelle) n’a plus lieu d’être. La pensée critique ne serait pas là pour porter sa lumière et ordonner le sens commun inévitablement lié à l’expérience vécue dans sa dimension corporelle. Il n’y aurait pas un plancher de réalité supérieure qu’il s’agirait d’atteindre en dépassant les figures ombreuses de la caverne de l’expérience et du devenir: les prisonniers de la caverne ne se trompent pas. Le sens commun et la pensée critique sont deux modes différents de production de la connaissance pris dans une tension permanente qu’il ne s’agit pas de dépasser par l’abandon d’une des deux dimensions, toutes deux composant l’ensemble organique qu’on nomme réalité.
« Tous les lycéens français ont eu, un jour ou l’autre, à se pencher sur ce fameux passage de La République où Platon expose l’allégorie dite de la caverne. Plusieurs générations d’élèves apprennent ainsi que, depuis plus de 2 300 ans, de pauvres prisonniers, enchaînés de façon sadique, sont condamnés à regarder des ombres s’agiter sur les parois qui délimitent leur monde sous- terrain. Mais le pire, dans leur malheur, est qu’ils ignorent que ces formes ne sont que les spectres de marionnettes ingénieusement manipulées devant la lumière d’un feu allumé sur une hauteur. N’ayant nous- mêmes qu’une expérience limitée de la vie dans une caverne, nous tentons ici de transposer la scène à une autre situation. Imaginons ainsi la salle obscure d’un cinéma : soudain, un spectateur, pris d’un élan rationaliste, se lève et se hisse, dans un désir de dévoiler la vérité, jusqu’à la cabine du projectionniste. Mais voilà, comme l’écrit Platon, « qu’en faisant tous ces mouvements il souffre, et l’éblouissement l’empêche de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres ». Nul doute alors que les images qu’il regardait précédemment sur l’écran lui paraîtront plus vraies que le projectionniste et son appareil. « N’en fuira- t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira- t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?» Les yeux plantés dans l’ingénieux dispositif des frères Lumière, pourra- t-il « tout ébloui par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies » ? Notre brave spectateur aura naturellement besoin d’un certain temps pour s’habituer au passage des ténèbres à la clarté. Mais après un long effort, il pourra finalement affronter la lumière du projecteur qui aura pour lui l’éclat du soleil. « Après cela il en viendra à conclure » que c’est le projecteur qui produit les images comme c’est le « soleil qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible ». Affranchi du sens commun, il appartient désormais à la caste de « ceux qui savent ». Grisé par la connaissance de la vérité, il n’acceptera plus de vivre dans la tromperie des images projetées sur l’écran. À présent, il connaît les fils qui tissent la maille de la réalité. Lucide, il ne se laissera plus attraper par l’illusion des récits, des idéologies et de l’expérience vécue. Son savoir de la structure du projecteur l’aura éveillé. Le voilà dorénavant riche d’un trésor que les aliénés méconnaissent. Autrefois, ses professeurs avaient vainement tenté de lui expliquer que les apparences sont trompeuses, mais aujourd’hui, enfin, il expérimente cette vérité. Après son ascension vers le monde intelligible, il comprend que la lumière « est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence ; et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique. » Mais comme la plupart des platoniciens (et autres amis des nombres), il se heurtera à maintes difficultés dans l’application de cette vérité à sa vie quotidienne. Car si cette vérité agit telle une lentille grossissante, regarder son chemin au travers d’une loupe risque à coup sûr de le faire trébucher. Reste que, si le poids de cette révélation l’incommode au quotidien, il se sent désormais investi d’une mission prophétique. De retour dans la salle, il entreprend d’éveiller les spectateurs. Il fera tout son possible pour arrêter la projection et expliquera à ses compagnons que ces formes qu’ils perçoivent ne sont qu’illusion aliénée. Notre héros leur racontera comment depuis les hauteurs de la salle, un projectionniste produit ce qu’ils prennent pour la réalité. Devenu militant, il expliquera que la réalité se trompe, qu’elle est imparfaite. Aux spectateurs crédules, il tentera d’enseigner qu’il leur faut désormais ordonner leur vie d’après la vraie réalité, révélée par le parti et le comité central. Et, sans même suivre Platon, on peut parier que les spectateurs ainsi pris à partie prendront probablement très mal l’interruption de la séance. Après tout, ils ont payé leur place et, certains, même une baby-sitter. Dans leur colère, ils n’iront sans doute pas jusqu’à envisager la mort du prophète, comme l’avait imaginé le philosophe grec, mais gageons qu’ils le dégageront sans ménagement du cinéma. Comme les lycéens, nous nous posons à notre tour la question de la morale de cette histoire. Faut- il en conclure qu’il est préférable de ne pas évoquer la réalité dans une salle de cinéma, au risque sinon d’y perdre sa place, voire sa tête ou son chapeau. Pour qui veut vivre dans la vérité des archétypes propre aux géomètres, mieux vaut ne pas se risquer au dehors des salons feutrés, mais non moins « très » radicaux, des maoïstes lacaniens. Sans doute, avant de répondre à cette question, est- il nécessaire de se demander ce qu’on appelle vérité ou réalité. Si nous reprenons la définition que nous avons donnée de la réalité comme oubli de la maille, nous pouvons avancer que la réalité, dans le cadre de notre exemple, est composée certes du projectionniste et de sa machine mais aussi de l’écran et de l’image ainsi que de l’oubli auquel se prêtent les spectateurs. Sans cet oubli, aucune réalité ne peut exister. Tout agir est sous condition d’habiter dans ces dimensions fragiles et subtiles de la réalité. Deux écueils peuvent mettre en danger cette réalité. Le premier est celui du prophète qui dénonce l’oubli : on aurait oublié l’être comme qui oublie son parapluie. Le spectateur conscientisé est celui qui tourne le dos à l’écran pour surveiller avec suspicion la cabine du projectionniste. Le second correspond à la position du réaliste, qui, dans son oubli de l’oubli, croit à la substantialité des images sur l’écran. Et si jamais le fi lm met en scène un méchant, il pourrait bien se jeter sur l’écran pour défendre la gentille héroïne qu’il tentera de séduire. Au bout du compte, ces deux figures s’opposent à la réalité qu’ils détruisent en s’attaquant à la vie elle- même. Le premier, éblouit par la lumière, cherche dans sa haine utopique de la vie à forcer la réalité pour qu’elle se conforme à son programme. Le second en s’attaquant à des ombres tente de corriger ce qu’il considère comme les failles de la réalité. Mais, en définitive, l’un comme l’autre est condamné à l’impuissance.
• Ni vérité ni plancher de réalité supérieure. La réalité est cet ensemble organique duquel aucun sujet ne peut s’extraire. Ainsi, nous ne pouvons pas concevoir l’agir comme la production d’un spectateur qui agirait à distance sur le monde. L’agir, qui regarde la question de l’intentionnalité, ne possède pas une racine endogène propre à chaque individu. Si tout agir dépend effectivement de l’existence d’une dimension d’intimité, cette intimité est un pli dont l’étoffe est tissée de l’extériorité du contexte, du milieu et de la situation qui inclut les différents sujets. Mais, contrairement à la caricature qui oppose déterminisme et libre arbitre, l’intentionnalité est à comprendre comme la résultante d’une série de vecteurs convergents dont font partie, entre autres choses, l’histoire individuelle, sociale et familiale, les souvenirs et les expériences personnels et collectifs, les énoncés, les connaissances, et bien sûr la situation organiquement agencée. Autant d’éléments que nous ne convoquons pas volontairement ou consciemment et dont l’articulation comprend des dimensions aléatoires. Or c’est bien cet agencement qui fonde ce qu’on l’on nomme intentionnalité. Ce dispositif nous permet de comprendre que si chaque acte comporte une dimension de liberté, cette liberté existe malgré nous. Si bien que si l’action dépend de l’existence des sujets agissant, ces mêmes sujets ne précèdent pas la situation qui les constitue, de même qu’ils ne sont pas la cause unique de leur propre intentionnalité. Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche écrit qu’« il n’existe pas d’“être” au-dessous de l’action, de l’effet, du devenir ». En transposant cette affirmation à notre dispositif, nous pouvons affirmer qu’il n’existe pas d’être véritable derrière le simulacre projeté sur les murs de la caverne. Si l’être ne se manifeste que dans la relation, l’agir et le devenir, il faut dès lors admettre que la réalité qui s’exprime dans la caverne est un ensemble insécable constitué de l’articulation entre les prisonniers, les marionnettes, les ombres et la source lumineuse. Ce sont ces liens qui composent la maille de la réalité. Les formes que les prisonniers voient ainsi se dessiner sur les parois parlent beaucoup plus de la constitution de leur cerveau que d’une supposée existence en soi des ombres. C’est pourquoi ce que nous voyons n’est pas ce nous voyons, mais ce que nous sommes. Il existe ainsi un niveau phénoménologique émergent constitué par les rapports entre les prisonniers, la caverne et les ombres que l’on peut identifier au socle du sens commun. Nul doute qu’à travers un travail de recherche, les prisonniers pourront produire des hypothèses sur ce qu’ils nommeront une source de lumière et des marionnettes, sans jamais pourtant les saisir de la façon dont ils perçoivent les ombres ou ils se perçoivent eux- mêmes. Marionnettes et sources de lumière sont à concevoir comme des hypothèses et des modèles opératoires toujours réfutables et non pas comme des choses en soi à dévoiler. Si nous assimilons l’ensemble des rapports (prisonniers, ombres, caverne…) au sens commun, c’est-à-dire au milieu corporel dans lequel la vie concrète se déroule, les hypothèses formulées sur les marionnettes et la source de lumière sont alors à placer du côté de la pensée critique. De ce point de vue, le sens commun relève de ce savoir non su théoriquement produit par l’expérience des corps qui sont affectés. Voilà pourquoi on ne peut jamais dire que le sens commun se trompe. Car celui-ci existe dans une dimension centrée sur les formes et les images qui se situe par-delà l’erreur et la vérité. Ces dimensions sont bien sûr modifiées par les théories et les pratiques de la pensée critique, sans que ces dernières ne puissent toutefois se substituer au niveau de l’expérience, c’est-à-dire à l’ensemble des savoirs non sus ni ordonnés du sens commun. Contrairement à ce que le réalisme naïf postule, la pensée critique ne procède pas par dévoilement successif de planchers de réalité supérieure dans une progression continue des lumières sur les ombres, mais par le développement d’hypothèses théoriques et pratiques qui apparaîtront comme véritables à la praxis durant un certain temps. Bien que la pratique scientifique n’ait pas pour finalité de révéler des vérités, ces productions s’intègrent organiquement au sens commun en produisant de nouvelles dimensions d’existence.
• Des processus d’individuation différents. La spécificité des modèles de la pensée critique réside dans le fait de ne pas avoir pour vocation de représenter la réalité, mais au contraire de déterminer les axes invariants à travers lesquels on opère avec la réalité. Henri Atlan a parfaitement saisi cette caractéristique du modèle propre à l’hypothèse. Il note ainsi que « pour un artiste, un peintre, un sculpteur, ou un mathématicien, ce qui sert de modèle c’est quelqu’un qui prend la pose, ou ce que l’on appelle une nature morte, un être réel existant dans la nature ». En revanche, écrit- il, « cette situation est tout à fait inverse quand il s’agit de faire de la modélisation de phénomènes naturels, où le modèle n’est plus la nature. On part de la réalité naturelle, et on essaie pour les besoins de la cause, en général pour mieux comprendre ce qu’on observe dans la nature, de fabriquer des modèles qui eux, évidemment n’ont rien de naturels, qui sont des modèles mathématiques, informatiques, etc. ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a lui- même constaté dans son travail de scientifique qu’il était possible de fabriquer plusieurs modèles différents aussi bons les uns que les autres «sans que les observations disponibles puissent trancher en faveur de l’un d’entre eux ». Sens commun et pensée critique sont donc deux modes différents de production de connaissances. Pour le sens commun, cette production trouve son origine dans l’agencement des corps et de l’expérience alors que les savoirs de la pensée critique s’élaborent dans la combinatoire symbolique. Si la première dimension, celle des corps agencés, est autonome, la seconde, en revanche, possède une autonomie relative. Bien qu’elle suive un fonctionnement autoréférentiel qui nous fait croire à la possibilité d’accéder à travers elle à une totalité totalisante, la pensée critique dépend dans son être du champ biologique. Si elle existe comme une combinatoire semi- autonome qui possède sa propre syntaxe et sa propre légalité, elle puise son énergie du vivant. Or, justement, l’expérience des corps détotalise en permanence les hypothèses théoriques, selon ce principe de compossibilité qui fait que les possibles biologiques invalident ou légitiment les possibles théoriques. Pensée critique et sens commun ne discrétisent pas (ne découpent pas) le même genre d’objets dans la nature ou dans le contexte. Chacune de ces dimensions procède par des processus d’individuation différents qui les conduisent à identifier et à légitimer des objets de nature différente. Ainsi la pensée théorique, dans les phénomènes de la nature, repérera des fonctionnements communs d’après les lois de ses théories. En revanche, la classification des objets dans le sens commun dépendra plus directement de l’expérience des corps. Dès lors que ce sont les corps qui découpent des choses, ces découpages portent inévitablement la trace de la structure des corps qui opèrent cette individuation. En regardant un paysage, les dimensions perceptives du sens commun produisent des images en accord avec leur propre système nerveux. C’est pourquoi les différentes espèces, et de façon moindre les individus d’une même espèce, produisent une diversité d’images dans leur rapport au monde sans que ces images ne convergent vers une perception commune. Le point de vue de la pensée critique se trouvera, quant à lui, dans son effort d’unification, face au même paysage : les lois physiques et chimiques communes au- delà des différentes formes de leur manifestation. Si toute théorie détermine de façon constructiviste les observables, dans l’expérience des corps qui fondent le sens commun, l’observable n’est spécifié par aucune décision préalable. Si tout découpage et toute définition d’un objet ou d’une identité correspond au travail d’assemblage d’éléments qui le constituent, ces éléments ne s’agencent pas dans une liberté absolue, à la manière d’un Lego où tout assemblage serait possible. Il ne faut donc pas voir dans cette production d’objets la réponse à un caprice et encore moins l’expression de la toute- puissance d’une subjectivité. Nous ne sommes jamais à l’abri d’une tentation archinominaliste pour laquelle le verbe créerait la chose. C’est la dérive dans laquelle tombent les tendances subjectivistes du « tout langage » quand elles tentent de définir tout existant comme le simple fait de la qualité performative du langage. Les adeptes du « tout récit » adhèrent à cette vision hylémorphique selon laquelle « au début, fut le verbe ». Tout discours décrivant une réalité serait ainsi sans aucun métarécit qui le valide ou le réfute. Sans doute est- ce aussi l’écueil auquel se heurte Jean- Paul Sartre dans son analyse de ce qu’il nomme la « question juive ». Dans son essai, rédigé en 1944 et publié en 1946, le philosophe français affirme que le juif n’existe que dans le regard de l’antisémite. Dans cette perspective idéaliste, toute individuation dépend de la nomination. Or, si notre identité n’est donnée que par le regard de l’autre, il faudrait alors conclure qu’elle n’est qu’une construction soumise aux seules règles d’une bonne construction. Aucune altérité ne viendrait alors déclarer telle ou telle identité compossible ou non. En suivant Sartre, nous pouvons affirmer que personne n’est juif dans le sens d’une identité substantielle et saturée. Comme nous l’avons vu précédemment, l’identité provient toujours d’un jeu dynamique qui passe en partie par l’Autre. Il suffi t de penser au stade dit du « miroir », dans lequel le petit enfant se reconnaît à travers un passage par l’extérieur de soi. Aucun juif n’est juif en soi. De même que personne ne se réduit à n’être que ce qu’il est. Nous existons dans une multiplicité de dimensions (homme, femme, Blanc, Noir, jeune, vieux, médecin, ouvrier, Français, Argentin…) sans qu’aucune synthèse ne soit jamais possible. Il n’en reste pas moins que la dimension juive doit bel et bien posséder une certaine autonomie par rapport au regard de l’autre. Si l’antisémite se trompe en dirigeant sa haine contre un non- juif, il va de soi que sa victime ne devient pas juive pour autant. Ce que nous sommes, nous devons le devenir, affirmait Goethe. Mais ce devenir reste articulé à un réel qui fait que je ne peux pas devenir n’importe qui ni n’importe quoi. Il n’existe pas un « être zéro » à partir duquel, dans le regard et à travers les nominations multiples, une personne construirait son essence de toutes pièces. Nous sommes toujours déjà en devenir : avant la naissance comme après la mort. L’un des dérapages de la pensée critique consiste justement à imaginer une liberté tout à fait abstraite. Cette image d’une liberté soumise à notre volonté n’est qu’un mirage qui nous fait croire à notre autodétermination, quand en réalité elle nous enferme dans une cage, nous condamnant au pur pâtir velléitaire. À vrai dire, il s’agit de comprendre qu’on ne peut pas tout faire avec les corps. Si, en suivant Spinoza, on ne peut jamais savoir ce qu’un corps peut, il n’en reste pas moins que ce qui défi nit un corps réside dans le fait que pour lui tout n’est pas possible.
• Deux modes de connaissance en tension permanente. La civilisation occidentale n’a cessé de tenter de déloger les savoirs du sens commun pour les remplacer par les théories produites par la pensée critique, suivant ainsi, selon l’hypothèse kantienne, une ascension vers un état de majorité. Ce n’est certainement pas un hasard, si toutes les utopies et dystopies du xxe siècle ont systématiquement abouti à des massacres. À tous les projets de création d’un monde tracé à l’équerre et au compas, les corps ont dressé, à leur dépens, une barrière de compossibilité qui déclara non viable une vie réglée par les exigences de la pensée critique. De façon moins dramatique, les idéologies qui professent un agir politique sous condition de la conscience s’inscrivent dans cette même haine des corps et dans ce mépris des savoirs non académiques. Soyons clairs, il ne s’agit nullement d’imaginer, dans une sorte de remake du mythe du bon sauvage, que le sens commun serait porteur en soi d’une sagesse populaire et d’une raison que la raison méconnaît. Au contraire, le sens commun, résultat d’expériences multiples et contradictoires, est un champ permanent de conflictualité non ordonnable d’après les règles de la logique. Et c’est pourtant bien dans cette dimension que se déroule la vie des gens. Cette tension entre sens commun et pensée critique s’exprime, par exemple, dans le débat qui anime, depuis les années 1970, les milieux de l’éducation populaire. Dans ce domaine, l’approche majoritaire centre son projet sur l’alphabétisation et la vulgarisation, c’est-à-dire l’éducation au sens traditionnel du terme. De façon très classique, ce courant prône la diffusion de savoirs à la portée du quidam, le sachant, du haut de sa position académique, faisant l’effort de se mettre à la hauteur du petit peuple. Une autre démarche, minoritaire celle-ci, dans laquelle nous nous inscrivons, inspirée notamment par les expériences du pédagogue brésilien Paulo Freire, considère que la personne qui se tient face à l’éducateur n’est ni un ignorant ni une surface vierge sur laquelle il s’agirait d’imprimer un savoir, mais un être de cohérence dont l’action et les croyances correspondent à des connaissances qui coïncident avec leur expérience de vie. Dans cette nouvelle maïeutique, l’éducateur doit s’efforcer de comprendre et de mettre en évidence la structure de ce savoir puis, dans un second temps seulement, de tenter de les articuler avec les théories de la pensée critique. Organisés sous la forme de laboratoires sociaux, ces dispositifs se donnent pour objectif la production de savoirs situationnels, c’est-à- dire la compréhension du monde tel qu’il s’exprime en intériorité par et pour chaque situation donnée, autrement dit, ce qu’on appelle un universel concret. Sans doute, dans ces expériences, se trouve aujourd’hui une piste à explorer pour intégrer le sens commun dans les pratiques démocratiques. »