Vous aurez imaginé, à peu de choses près, la classe idéale de nos pédagogues contemporains. Et vous aurez aussi compris, grosso modo, le difficile concept de « métacognition », mot fort laid ayant cependant un sens relativement précis : la métacognition, c’est la prise de conscience des processus que nous mettons en œuvre pour apprendre. Grâce à son petit post’it, qui sera bien entendu personnalisé – « pédagogie différenciée » oblige !, notre cher enfant – qui n’a pas forcément le même BEP (besoins éducatifs particuliers) que son voisin de pupitre, aura pu garder bien présent à son esprit pendant toute l’heure du cours (sinon, éventuellement, on lui en collera un autre avec la mention suivante : « penser à lire l’autre post’it ») la correction à apporter à son processus – presque parfait sinon – d’apprentissage personnel, de sorte qu’il finira par intérioriser la règle sans avoir besoin du post’it. Une merveille d’instrument d’autonomie pour notre petit élève – pardon, « apprenant » !
Mais il importe, avant toute réflexion plus approfondie sur cette autonomie, de bien cerner l’usage du post’it dans un premier temps. La femme de ménage, comme aussi l’homme d’affaires, le connaissent bien : il les aide, tous deux (c’est son côté démocratique), à se souvenir, l’une des courses à faire pour ses patrons, l’autre de la tâche indispensable à effectuer pour le portefeuille d’actions de ses actionnaires. C’est en quelque sorte une aide indispensable à la mémoire procédurière. Eh bien, dans le contexte de l’école républicaine, il aura ni plus ni moins qu’un rôle approchant : il aidera l’élève à se souvenir de la tâche à effectuer pour le « portefeuille de compétences » de l’actionnaire principal de son moi-entreprise, ou encore – version également juste – il l’aidera à se souvenir de la liste des courses à faire dans le supermarché de la parole dispensée par son professeur. Autre version – et c’est celle qui nous intéresse plus particulièrement ici : il aidera l’élève à se souvenir d’assouvir son – ou ses – BEP, identifié avec l’aide de son professeur.
Une drôle d’implication veut que les besoins éducatifs, seuls dans l’univers des besoins, nécessitent une prise de conscience pour être correctement assouvis.
Jusqu’ici, tout semble normal. Après tout, puisqu’il est écrit – nous verrons où plus tard – que certains d’entre nos jeunes connaissent des besoins urgents en matière éducative, il est normal de vouloir les assouvir. Ce qui paraît cependant étonnant, c’est d’avoir besoin du post’it pour s’en souvenir. Avons-nous besoin d’un post’it pour nous souvenir d’assouvir notre besoin de nous nourrir, de dormir, ou encore de recevoir de l’affection – car n’oublions pas que les besoins éducatifs appartiennent au domaine de l’âme ? Une drôle d’implication veut que les besoins éducatifs, seuls dans l’univers des besoins, nécessitent une prise de conscience pour être correctement assouvis.
A quel point est-ce cependant vraiment étonnant ? N’est-ce pas également le cas de nos besoins en oméga 3, ou en vitamine B 12, peu dispensés par notre moderne alimentation ? Oui, et non. La différence est que, dans le cas des oméga 3 ou de la vitamine B 12, nous n’avons pas besoin de notre conscience pour que l’efficacité soit au rendez-vous. Alors que dans le cas des BEP, si ! D’où la dimension proprement essentielle du « post’it » : s’il n’était pas là, le cours perdrait de son efficace ! (Combien de cours ont ainsi perdu de leur efficace avant l’invention du « post’it ? »), car la « prise de conscience » est un élément essentiel de l’efficacité dans l’apprendre. Le BEP est un besoin dont la nature propre est de ne pouvoir être assouvi qu’à condition de l’être dans les pleines lumières de la conscience du sujet apprenant.
Professeur de philosophie dans une institution hospitalière française, suivant actuellement une formation d’enseignement spécialisé, à destination des professeurs enseignant dans le cadre du « handicap cognitif » (concept aussi large que difficile à définir), je suis surtout effrayée par la manière dont la pédagogie actuelle prétend résoudre les difficultés relatives à « l’éducabilité » des élèves… dans les concepts imaginés pour mettre en place cette pédagogie à destination de ceux qui sont en « échec scolaire », il y a tout simplement un manque de bon sens, sans même parler de la déconnexion totale des principes de cette pédagogie avec le fonctionnement de l’esprit humain, tel qu’il est pourtant bien connu aujourd’hui des neurosciences.
La crise de l’éducabilité de la jeunesse au sein de l’école se caractérise par un redoublement des efforts du côté de la maîtrise de l’efficacité des apprentissages. On cherche à fabriquer des élèves qui auront toutes les chances de réussir, et on recherche pour cela du côté de ce qui pourtant a été à l’origine de ce long processus de perte de maîtrise : la conscience. Aidez vos élèves à prendre conscience de leurs techniques d’apprentissage, nous conseillent nos maîtres en pédagogie, aidez-les ensuite à les perfectionner de manière à optimiser les chances de réussite – mesurée bien évidemment par la norme scolaire – et vous fabriquerez des « apprenants autorégulés », qui réussissent presque à coup sûr, et surtout sans avoir besoin d’un maître derrière eux.
Et pourtant… la conscience ne nous a-t-elle pas suffisamment montré ses manques et ses faiblesses ? N’avons-nous pas « pris conscience », précisément – et ce grâce notamment aux enseignements des neurosciences – de ce que la conscience, non seulement joue un rôle tout à fait négligeable dans nos processus d’apprentissage, mais encore survient toujours dans l’après-coup, lorsque tout est déjà joué ? Que signifie alors diriger l’école vers une méthode qui ne « fonctionne » que pour une toute petite partie des apprentissages, et qui plus est, en rejouant sur la scène d’un enseignement imaginaire ce qui a en réalité déjà eu lieu ailleurs ?
Il est même probable que, la plupart du temps, la prise de conscience soit un frein à l’efficacité de ce que nous mettons en œuvre et faisons.
Les neurosciences nous montrent en effet que la place de la conscience dans le processus d’apprentissage de l’être humain est très périphérique et anecdotique. Pourquoi les pédagogues n’écoutent-ils pas cet enseignement ? Ne faudrait-il pas leur mettre quelques post’it, comme par exemple celui-ci : « s’intéresser à l’enseignement des neurosciences ». Mais on peut douter de l’efficacité de cette méthode, étant donné que précisément, les neurosciences montrent que notre connaissance se construit sur la base des boucles sensori-motrices mises en places par nos organismes. C’est la raison pour laquelle, la plupart du temps, nous maîtrisons des tâches tout en étant tout à fait incapables d’expliquer comment on fait pour y arriver. Contrairement à ce que pense Piaget en la matière, il n’y a pas là l’expression d’une intelligence précoce, mais simplement fondamentale.
Autrement dit, ce n’est qu’à la surface de cette « pensée du corps » que la pensée de « l’âme » peut s’établir. Quant à l’effet que produit la prise de conscience sur l’efficacité de notre pensée opératoire, il n’est que d’imaginer un pilote d’avion se mettant à prendre conscience de toutes ses manipulations au tableau de bord lorsqu’il est en vol, pour s’en convaincre : non, la prise de conscience n’aide pas toujours à maîtriser ce que l’on fait. Il est même probable que, la plupart du temps, la prise de conscience soit un frein à l’efficacité de ce que nous mettons en œuvre et faisons.
Nous serions presque tentés de dire que, loin de distinguer l’école d’une entreprise de dressage, cette tendance à la transparence totale des apprentissages – qui accessoirement prend beaucoup de temps sur le temps d’apprentissage – a tendance à l’en rapprocher. L’âme devient la prison du corps, dans la mesure où tout le processus d’apprentissage – processus en grande partie issu du corps et de ses possibilités sensori-motrices – se met alors à être absorbé par la technicisation des procédures mentales de pensée et de connaissance. Sous prétexte d’éducation, l’élève est appelé, dans l’imaginaire douteux des pédagogues, à devenir comme ces petits robots qui énoncent l’opération qu’ils sont en train d’effectuer, dans une transparence totale de l’intention à la réalisation. Mais c’est vrai que dans ce petit monde de pédagogues, on ne parle plus d’élève aujourd’hui, on parle… d’« apprenant. » Et l’on réfléchit également à des méthodes « d’autorégulation interne de l’apprenant » en vue de sa réussite optimale à l’école. Poétique, n’est-ce pas ? Et surtout, profondément inefficace.
Une époque en crise ne peut sans doute enseigner ses valeurs sans que son enseignement soit inefficace. Comment perpétuer les valeurs de l’humanisme à l’heure où l’humanisme a montré concrètement ses possibilités de barbarie ? L’époque est sans doute obscure, mais elle appelle à penser et à pratiquer une éducation des temps obscurs. Une éducation qui formerait sa jeunesse au retour de la pensée du corps, ainsi qu’à l’accueil de l’incertitude et de la fragilité au cœur de la condition humaine. Nous sommes convaincus qu’un enseignement qui intègrerait le « non savoir » du pourquoi et du comment, ou simplement résisterait contre l’attaque des zones de « non savoir » et d’incertitude encore présentes au cœur des apprentissages et enseignements, formerait mieux ses jeunes au monde de demain. Elle les formerait sans les tromper, en les préparant aux difficultés qui les attendent, ainsi qu’au changement que tous appellent de leurs vœux.
Angélique Del Rey pour le Collectif Malgré Tout.