Sortir de l’impuissance, trouver et construire les nouvelles voies de l’agir, de l’engagement, exige l’effort de trouver quel peut bien être le socle, la terre ferme à partir de laquelle repartir.
Si nous laissons de côté tout programme totalisant, si nous abandonnons, non sans mal, toute promesse d’une « pastorale » laïque, quel peut bien être le moteur concret pour l’engagement et la lutte ?
Ce socle existe pour nous sous la figure de la territorialisation des luttes, des résistances et des engagements. Nous reprenons ici le concept de « territoire », dans le sens où il a été présenté par Deleuze et Guattari. Le territoire n’est pas le décor, le cadre, dans lequel nos vies évoluent, bien au contraire, nous sommes liés au territoire, nous pouvons quitter nos territoires, mais le territoire lui ne nous quitte jamais.
C’est le fait d’être des plis du territoire qui nous constitue, et ces liens sont toujours des liens concrets et objectifs, matériels.
Une très grande partie de l’impuissance dans laquelle nous nous débattons actuellement dépend justement de cette virtualisation de la vie, de cette dé territorialisation forcée et brutale qui nous formate comme des entités tout à fait déracinées, simples quantités d’énergie délocalisables et modélisables d’après les besoins de l’économisme et du pouvoir.
Qui n’est pas affecté dans sa vie, dans ses territoires, dans son corps, est condamné à pâtir tout ce qui lui arrive
Nous sommes impuissants, car nous sommes dans ce dispositif séparés de nous-mêmes, séparés de notre capacité d’agir, nous évoluons dans la vie comme si nous étions des consciences virtuelles, sans corps, sans attaches, sans territoires, et qui éprouvent au quotidien l’impossibilité d’intervenir dans le cours du monde et de notre propre vie.
Cette séparation d’avec nous-mêmes, cette identification de « nous-mêmes » à la partie congrue font que nous sommes dans l’ignorance de ce par quoi nous sommes affectés. Or, qui n’est pas affecté dans sa vie, dans ses territoires, dans son corps, est condamné à pâtir tout ce qui lui arrive, sans pouvoir ni connaître, ni agir à l’instar de l’autruche qui, la tête dans le trou, laisse son corps sans protection. Elle ne peut pas savoir ce qui lui arrive et ce n’est pas pour autant que ça ne lui arrivera pas. Cette image permet déjà simplement de comprendre la différence fondamentale qui existe entre « pâtir » et « être affecté ». L’autruche, la tête enfouie dans le sol, ne possède pas de connaissance du monde, elle ne peut que pâtir passivement le monde. Être affecté signifie au contraire que les stimuli qui m’arrivent me permettent à la fois de connaître le monde et l’environnement dans lequel j’existe.
De quelle manière suis-je affecté par le monde ? Voilà sans doute la question de départ
Être affecté est la condition de tout agir. Les humains sérialisés qui vivent leur vie sous la figure triste de l’individu isolé, reçoivent des informations qui ne correspondent pas à ce qui vraiment les affecte. Ils ne peuvent dès lors que désirer qu’un bon maître capable de comprendre puisse améliorer leur triste sort.
La territorialisation de luttes passe par la territorialisation de la vie. De quelle manière suis-je affecté par le monde ? Voilà sans doute la question de départ.
La territorialisation passe alors par la possibilité de récupérer les liens qui nous composent, sortir du modèle réactionnaire de l’individu « ressource humaine », sans racine, ni affinité, sans appartenance, ni désir.
Nos désirs, nos préoccupations, nos défis nous traversent et nous constituent. Retrouver les liens avec nos territoires, nos situations veut donc dire à la fois récupérer notre capacité d’être désirants de façon non aliéné au pouvoir.
La territorialisation est ainsi la forme que prend le passage de toute pensée capturée dans un universel abstrait vers un universel concret et situationnel. La lutte prend ainsi un caractère objectif. Nous n’avons pas besoin de promesses, c’est à partir de ce que nous connaissons de notre façon d’être affectés par les différentes dimensions de la vie que nous pouvons commencer à construire les nouveaux possibles.
Il y existe aujourd’hui des tentations de se réfugier dans des « identités fortes », c’est-à-dire dans des faux territoires. Ils sont faux car fixes. Mais cette fixité est imaginaire car elle formate la dynamique en la piégeant. De même, la centralisation déterritorialise car la territorialisation/déterritorialisation est une dynamique. C’est ainsi que nous concevons le « local », non comme un territoire dans le sens administratif, et encore moins comme une identité retrouvée, le territoire est dynamique et devenir. Comme dans Alice et le miroir, il faut courir très vite pour rester sur place.
MB pour le Collectif Malgré Tout