L’école n’échappe pas à son temps. Elle a beau être, comme beaucoup s’en plaignent, “en retard sur son temps”, inadaptée aux jeunes “d’aujourd’hui” ainsi qu’aux exigences du monde du travail, ceci ne change rien au fait que l’école soit, même si de façon “inadaptée”, impactée par les changements sociaux entraînés par le mode de production actuel.
La façon la plus courante d’analyser cet impact (que l’analyse soit, ou non, critique envers le mode de production capitaliste) est d’y voir un changement dans l’attitude des élèves envers l’école : n’ayant pas la même culture que celle que leur transmet l’école, ils se désintéressent des contenus enseignés, leurs pratiques étant centrées sur les nouveaux moyens de télécommunication, ils ont perdu l’habitude de la lecture, de la concentration quelque peu prolongée, leurs façons de penser, “multitâches” comme la qualifient ceux qui parlent à leur propos de “digital natives”, n’est plus en phase avec la concentration sur une tâche exigée par l’étude scolaire, leur façon de se comporter, “hyperactive”, n’est pas en phase non plus avec l’exigence de rester assis pendant des heures en écoutant de façon “passive” l’enseignant, sans une “interactivité” à laquelle les nouvelles technologies les ont habitués. Ils s’ennuient, s’agitent, pianotent sur leurs téléphones portables cachés sous la table… Souvent, on résume cet impact par une formule : “perte d’autorité du savoir et du maître sur l’élève”. L’élève devient un “consommateur”, constatent beaucoup d’enseignants, il est en classe comme au supermarché : il compare ses profs, exige d’eux qu’il les amuse, les distraie, que ceux-ci fassent en sorte qu’en apprenant, ils ne sentent pas l’effort et ne s’ennuient pas, et que dans tous les cas, ce temps passé immobile sur les bancs de l’école lui soit “utile”. Il veut connaître l’utilité de ce qu’on lui enseigne : à quoi cela va lui servir pour trouver un travail, le rendre “employable”, et surtout, lui permettre de gagner le plus d’argent possible. A ceci se rattache la multiplication des pratiques d’évaluation “à la consommation”, en particulier à l’université ainsi que, bien entendu, dans les boîtes de soutien scolaire privées qui n’hésitent pas à faire des publicités comme “satisfaits ou remboursés”.
Le savoir n’est plus conçu comme une dimension culturelle, sociale, que des adultes auraient à transmettre aux jeunes entrants dans la société, mais comme un “capital” immatériel, “cognitif”…
De notre point de vue cependant, ce n’est pas dans ce devenir “consommateur” de l’élève ou de l’étudiant que se joue l’essentiel des effets du mode de production actuel sur l’école, mais de façon plus déterminante, au niveau du sens que la société donne à l’acte d’enseigner ainsi qu’à celui d’apprendre. A cet égard, il n’est pas anodin que, un peu partout dans le monde et sous l’impulsion des idées et des pratiques néolibérales de gouverner, les systèmes éducatifs soient incités à passer d’un paradigme de “transmission de savoirs” à un paradigme d’“acquisition de compétences”. Autrement dit, le savoir n’est plus conçu comme une dimension culturelle, sociale, que des adultes auraient à transmettre aux jeunes entrants dans la société, mais comme un “capital” immatériel, “cognitif”, sur lequel chacun est invité à investir afin de se rendre employable sur le marché du travail, et sur lequel les théoriciens du néolibéralisme fondent la relance de l’économie. Comme le montrent les auteurs de Le Savoir et la finance[1], le capitalisme contemporain repose sur la soumission de la connaissance – au sens de l’apprentissage comme de la recherche, à la logique de la finance. Ceci implique, premièrement, l’augmentation des ressources consacrées à l’accumulation de “capital immatériel” ainsi que la diffusion massive des NTIC, mais deuxièmement, un changement de nature desdites connaissances qui sont désormais appréhendées sous la forme d’un capital que l’on peut posséder et accumuler afin d’en obtenir un retour sur “investissement”. C’est ici que la notion de “compétences” entre en scène, celle-ci étant censée représenter, en tant que savoir, savoir-faire, ou même surtout “savoir être”, l’unité comptable dudit “capital immatériel”. Savoir “gérer ses émotions”, “gérer des situations de crise”, “prendre la parole en public”, “respecter les différences”, “traiter l’information avec pertinence”, sont, au même titre que savoir compter ou utiliser un logiciel de traitement de texte, des compétences sur lesquelles un individu est censé investir lorsqu’il “vend” ses services à une entreprise, de même qu’une entreprise lorsqu’elle “achète” ses services. Ce sont également des compétences qu’un individu qui “achète des prestations éducatives” sur le marché est éventuellement censé pouvoir attendre en tant que “retour sur investissement”.
Peu importe à cet égard que l’on critique tel ou tel système éducatif pour son inadaptation au marché de l’emploi : l’important est que les réformes, issues du mode néolibral de gouverner, aillent toutes dans le sens d’une soumission de l’éducation (que l’on appelle désormais plus volontiers “formation”) à la logique d’accumulation de capital immatériel. De là les “Recommandations du Conseil de l’Europe et du parlement européen sur les compétences-clés pour la formation tout au long de la vie[2]”, série de 8 compétences qui ont d’ores et déjà constitué le cadre de réformes éducatives dans divers pays membre de l’Union européenne, de là les évaluations internationales PISA des “compétences à réussir dans la vie” pour les jeunes de 15 ans, initiées et promues par l’OCDE, de là les réformes curriculaires, les réformes des évaluations ainsi que (plus rarement) les réformes pédagogiques selon ladite “approche par les compétences”.
L’Etat qui finance son système éducatif investit sur une “entreprise” et attend de son système, à la sortie, un retour sur investissement évaluable.
L’important est que ces réformes s’accompagnent d’un changement anthropologique du sens que la société et ses membres donnent à l’acte d’apprendre ainsi que d’enseigner. Comme nous le disions, la “transmission” devient dans ce contexte de plus en plus incompréhensible, et c’est comme l’expliquait Foucault dans son cours sur l’art néolibéral de gouverner[3], l’entreprise qui devient le modèle même de l’éducation. Je suis, en tant qu’apprenant, un petit entrepreneur de moi-même, j’investis sur mon capital cognitif, et j’attends en matière d’employabilité et de finances, un retour sur investissement que je suis en “droit” de réclamer. L’Etat qui finance son système éducatif investit sur une “entreprise” et attend de son système, à la sortie, un retour sur investissement évaluable en termes en dernier recours financiers, tandis que bien entendu se multiplient les formations privées dont la logique est directement imprégnée de la logique de l’entreprise.
Cet impact du capitalisme cognitif et financier sur l’école éclaire sous un nouveau jour le comportement de ces élèves qui, d’une part, ne se préoccupent que de l’utilité de l’enseignement dispensé, et d’autre part, songent de plus en plus tôt à se rendre employables quitte à oublier dans leur “orientation” précoce leurs goûts, affinités électives, désirs, au profit d’un simple calcul… financier. La première chose qu’on regarde quand on voit les formations, me disait en coeur un groupe d’élève en “atelier philo”, c’est combien elle “vaut” en termes d’emploi.
C’est ici que se pose la question politique. Les tenants d’une “décroissance positive”, autrement dit d’une rupture avec l’idée, au fondement du capitalisme comme du socialisme, que le progrès social ne peut être lié qu’au développement de la croissance économique, préconisent l’entrée dans le programme scolaire d’un débat autour de la question de la croissance. Or, sans même parler du côté utopique de la revendication, c’est au niveau de la transformation de l’école en entreprise à produire du “capital cognitif” en prise sur de l’employabilité que se joue le vrai changement politique actuel en matière d’éducation – et pas de façon plus “soft” au niveau du contenu des savoirs enseignés.
Par ailleurs, ces politiques ne sont pas nationales mais ressortissent à ce que les institutions européennes appellent d’un euphémisme “méthode ouverte de coordination” (MOC), en d’autres termes : “faites comme vous voulez, si vous ne faites pas comme tout le monde, vous risquez de rester économiquement en retard sur les autres pays membres, voire de mettre l’union elle-même en péril”. D’où le peu de réalisme d’un espoir placé dans la centralité du politique – au sens de la politique-nation. Il y a là un modèle d’action politique qui, comme nous le montrions avec Miguel Benasayag dans notre Engagement dans une époque obscure[4], est aujourd’hui quelque peu dépassé.
Mais alors que reste-t-il ? L’action locale, au sens où le monde, comme le disait le philosophe Spinoza, s’exprime en situation. S’il est vrai que le mode de production actuel dénature la fonction anthropologique de l’éducation, mettant de façon absurde au service de la macro-économie ce qui relève de la participation à des dimensions permettant la transmission culturelle et sociale, alors c’est qu’il y a quelque chose à sauver, à faire revivre, à recréer dans le sens de la vie, y compris dans les situations les plus conflictuelles voire même grâce à la vertu du conflit à engendrer la vie.
Certes, “seul on ne peut pas y arriver” : c’est pourquoi il s’agit de chercher, en situation, quelles sont les unités, alliances et réseaux à l’intérieur desquels il devient possible de créer, de développer de la puissance d’agir.
Angélique Del Rey
[1] Le Savoir et la finance, El Mouhoud Mouhoud et Dominique Plihon, La Découverte, Paris, 2009.
[2] Journal officiel L 394 du 30 décembre 2006.
[3] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Editions Gallimard, Paris, 2008.
[4] Miguel Benasayag, Angélique del Rey, De l’Engagement dans une époque obscure, Le Passager clandestin, Paris, 2011.