Au mot de « compétence », je n’avais jamais, en tant qu’enseignante, été sensible autrement qu’à un mot du langage courant signifiant la possession d’un savoir faire précis… Jusqu’à ce que je découvre que l’« approche par compétences » (« APC » pour les intimes), promue par des organismes internationaux comme OCDE, avait réformé les contenus de nombreux systèmes éducatifs. Jusqu’à ce que découvre aussi que le mot de compétence, dans cette approche, avait le sens contraire du langage courant.
Voici l’explication donnée par l’OCDE des « compétences-clés à réussir dans la vie » mesurées par le PISA[1] : « la mondialisation et la modernisation génèrent un nouvel environnement placé sous le signe de la diversification et de l’interdépendance. Dans ce contexte, il ne leur suffit plus aux individus de maîtriser certains savoir-faire bien définis. » Lesdites compétences-clés ne consistent donc pas en la possession d’un “savoir faire bien défini”, mais en une capacité à « apprendre à apprendre » que deux auteurs d’un livre éponyme n’hésitent pas à qualifier de rapport « biodégradable » au savoir[2]. Avec la généralisation de cette approche aux systèmes éducatifs du monde entier, la philosophie, l’histoire, les mathématiques, les lettres… se trouvent ringardisées, tandis que l’informatique devient le paradigme de tout apprentissage. Comme me le rappelait une jeune informaticienne lors d’une conférence, il est essentiel de savoir renouveler ce qu’on sait et sait faire en permanence, de manière à s’adapter aux permanentes évolutions technologiques. En informatique, certes ; mais le « je sais que je ne sais pas » socratique, ou encore l’histoire de la seconde guerre mondiale, peuvent-ils être pensés de la même façon?
Comme si tout contenu de savoir était devenu inutile et qu’ “utile” était seulement la forme vide d’un savoir faire (voire d’un savoir être) adaptable.
Du moins est-ce ainsi que l’on m’a incitée à penser l’apprentissage de la philosophie quand, lors d’un stage à l’enseignement spécialisé, j’ai découvert concrètement cette notion. Pour la petite histoire, à la suite d’un cours-débat sur le thème de la religion, mon formateur me demande de lui expliquer en quoi ce débat fut utile à mes élèves ; et devant mon incompréhension, il m’explique qu’il aurait pu être utile à développer les compétences-clés du socle français comme « prendre part à un dialogue, un débat : prendre en compte les propos d’autrui, faire valoir son propre point de vue » ou encore « le respect de la vérité rationnellement établie ». Comme si tout contenu de savoir était devenu inutile et qu’“utile” était seulement la forme vide d’un savoir faire (voire d’un savoir être) adaptable : qu’importait le contenu du débat, qu’importait la tâche, que je croyais être mienne, de faire revivre, hic et nunc, des questionnements immémoriaux, inscrit dans la longue durée de la culture humaine ? Ce qui importait c’était l’acquisition d’un savoir faire non défini, un savoir faire au contenu biodégradable.
Une conception nouvelle de l’éducation, reposant sur les notion suivantes : individu, investissement financier, capital, profit.
Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, l’idée qu’un Etat peut investir sur l’éducation, autrement dit en attendre plus de croissance, est née avec l’économie de l’éducation. Des économistes comme Théodore Schultz ou Gary Becker “découvrent” cette notion d’un capital immatériel qui, comme le capital matériel, peut contribuer à l’entreprise capitalistique : le capital “humain” ou “cognitif”. Ce que les individus apprennent est alors conçu comme un petit capital sur lequel investir, – à trois niveaux : individuel (employabilité), de l’entreprise (compétitivité) et des Etats (croissance). Comme le dit le slogan du nouveau management, “la compétitivité de l’entreprise est fonction de la somme des compétences des individus qu’elle emploie” : ce qui permet d’appréhender le capital humain et de le faire entrer dans un calcul économique est cette notion de compétences, ce triptyque, “savoir”, “savoir faire” et “savoir être” (ou variantes) pensé comme quelque chose d’extérieur à l’individu : une information plutôt que quelque chose qui le transforme. Dans les années 1960, des organisations comme OCDE militent pour la diffusion de cette approche, qui progresse d’abord dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Canada, Angleterre), puis au niveau des institutions européennes, avant de s’imposer dans un pays comme la France, en 2006 : le socle de connaissances et de compétences français est un copier-coller des “compétences-clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie” issues du sommet de Lisbonne.[3] Alors certes, les compétences ne veulent pas dire cela, ni pour tous les enseignants qui s’en réclament (qu’on pense simplement aux pédagogues Freinet), ni pour les recherches en pédagogie. Je parle ici de l’usage que le néolibéralisme fait des compétences, et qui se focalise bien davantage sur l’évaluation des compétences (à tous les niveaux, du livret personnel de compétences aux évaluations internationales) que sur leur acquisition : l’important est ce que l’on mesure, pas ce qui transforme. Pour autant, ce modèle imprègne de plus en plus la vision de l’éducation, faisant de celle-ci une entreprise individuelle d’accumulation capitalistique… Comme dans cette description, trouvée dans un dictionnaire de l’éducation, à l’article “économie de l’éducation” : « chaque individu a la possibilité d’investir sur ses facultés en achetant des prestations éducatives sur le marché ». Une conception nouvelle de l’éducation, reposant sur les notion suivantes : individu, investissement financier, capital, profit.
Cette vision du savoir comme information extérieure aux individus, échangeable et transformable au gré du marché, ne correspond tout simplement pas à la façon dont, en réalité, l’individu est modifié en profondeur par ce qu’il apprend.
Or cette conception, si elle s’accorde parfaitement aux exigences de la macro-économie envers la connaissance, ne permet pas que celle-ci transforme réellement les individus, remplissant ainsi la fonction anthropologique de l’éducation : permettre que des savoir, des savoir faire et des valeurs se transmettent de génération en génération, condition de la continuité des sociétés. Cette vision du savoir comme information extérieure aux individus, échangeable et transformable au gré du marché, ne correspond tout simplement pas à la façon dont, en réalité, l’individu est modifié en profondeur par ce qu’il apprend : savoir-connaissance, au sens étymologique de “naître avec”. Cette vision place l’individu dans une posture abstraite, lui qui se prend pour un petit manager de soi alors que, sans ces liens avec le passé et la société que constitue la transmission, il est une figure vide, déterritorialisée, d’autant plus impuissante que vivant dans l’illusion de la toute puissance. Sans compter que, et c’est peut-être un autre aspect de cette vision “informatique” du savoir[4], les compétences permettent d’informatiser l’apprentissage de manière à pouvoir suivre le parcours cognitif de l’individu toute sa vie, de la maternelle à la vie active, évaluant son “employabilité”. Le LPC informatisé fait en effet se profiler un risque de contrôle total du parcours de formation individuel, dont le moindre risque n’est pas le fait que, dans cette évaluation des compétences, échappe ce qui aura véritablement transformé l’individu et l’aura relié à sa société !
Angélique Del Rey
[1] En 1997, l’OCDE lance un programme de sélection des compétences-clés à réussir dan la vie, appelé SEDESCO, et qui aboutira notamment aux comparaisons internationales PISA, qui font autorité aujourd’hui.
[2] André Giordan et Jérôme Saltet Apprendre à apprendre, Librio, Paris, 2007.
[3] Recommandations du Parlement européen et du Conseil de l’Europe du 18 décembre 2006 sur les compétences-clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie.
[4] Je place ici « informatique » entre guillemets dans la mesure où je ne veux pas mettre en cause, par cette analyse, l’informatique comme instrument du savoir et de l’apprentissage. Une vision « informatique » du savoir caractérise le modèle sous lequel, idéologiquement, le savoir est aujourd’hui pensé et « transmis ». Mais il est bien évident que l’informatique peut participer à une éducation progressiste, à condition d’être vigilant, justement, à la représentation idéologique du savoir et de l’éducation transmise à travers lui. En d’autres termes, il me semble essentiel de comprendre que l’informatique est loin de n’être qu’un instrument », neutre donc, au service de l’école, sans influence sur le contenu.