Réflexions sur la classe préparatoire

Donatien et Lubna sont deux anciens élèves de « classes prépa ». Au moment où ils écrivent ce texte, ils viennent de terminer leur année d’« hypokhâgne » et s’apprêtent à quitter le célèbre système de sélection des élites françaises pour rejoindre les bancs de la faculté : pour Lubna, ce sera la fac de « ciné », et pour Donatien, celle de « philo ». Mais avant de changer de système, Donatien a fait part à son ancienne prof de philo de leur désir de mettre par écrit leurs réflexions sur l’année qui vient de se dérouler.

La prof de philo, quant à elle, les y a encouragés, et après avoir lu le texte, décide de le publier sur le site du collectif dont elle fait partie, à titre de réflexions exprimant un point de vue bien concret. Sans doute celui de beaucoup d’anciens élèves des classes prépa qui, comme Donatien et Lubna, ont vécu ce qu’ils racontent, mais qui n’ont ni l’idée, ni peut-être tout simplement le courage (car cela demande du travail), de développer ce point de vue pour que d’autres s’y retrouvent …

« 2007-2008 fut le fruit d’une expérience singulière dans notre parcours scolaire. Au moment de notre orientation en classe de terminale, professeurs et conseillers avaient espéré pour nous une formation toute particulière. Vu nos « excellents résultats » et notre « intelligence supra-cosmique », nous ne pouvions pas rejoindre la vulgaire université. Il nous fallait exploiter nos « exceptionnelles capacités intellectuelles » à travers une formation d’élite. Tels des génies en puissance, comme le disait l’illustre Aristote, nous ne pouvions gâcher un bien si précieux. Il était de notre responsabilité envers la nation française de réaliser en acte l’étendue de notre suprême intelligence ! C’est pourquoi la classe prépa nous était destinée.

Toutes ces paroles élogieuses avaient tellement flatté notre ego qu’un désir brûlant nous possédait à l’idée de rejoindre la voie royale de l’éducation. Les témoignages et les conseils que nous avions recueillis allaient dans la même voie : la classe préparatoire était une opportunité d’exception même s’il était certain que nous allions rencontrer quelques difficultés. Le rythme de travail était soutenu, certes, mais le Bénéfice que nous pourrions en tirer dépassait les limites de notre imagination. On nous vantait l’ouverture intellectuelle que cette formation rendait possible, le magistral éventail de connaissances et la qualité d’enseignement de nos professeurs. Bref, c’est avec un enthousiasme frénétique que nous fîmes notre entrée en hypokhâgne.

Se priver de sorties, ne plus fréquenter son petit copain ou ses amis, ne plus pratiquer d’activités extra-scolaires, constituaient des sacrifices, certes, mais ils étaient nécessaires à notre réussite. (…)

A la fin de l’année notre vision était singulièrement différente. C’est pourquoi nous avons tenté de mener une petite réflexion sur ce que nous avons vécu. Nous avons voulu unifier et mettre en ordre les idées qui nous étaient venues tout au long de l’année. En effet, la prestigieuse formation avait très vite perdu de sa superbe. Nous avons alors cherché des avis divers concernant ce type de formations. Que ce soit sur internet ou sur les brochures scolaires, nous n’avons trouvé que des témoignages élogieux. Les quelques critiques prenaient la forme de concessions ou se résumaient à « dénoncer » les sacrifices auxquels les élèves devaient se résoudre. Se priver de sorties, ne plus fréquenter son petit copain ou ses amis, ne plus pratiquer d’activités extra-scolaires, constituaient des sacrifices, certes, mais ils étaient nécessaires à notre réussite. (…)

Tout en partant de notre expérience, nous avons cherché à élargir notre réflexion pour comprendre le fonctionnement de la prépa et ce qui pouvait s’en dégager. A travers quatre points, le savoir, l’élitisme, le travail et la santé, nous avons dressé un portrait critique de la classe préparatoire…

Savoir mort, savoir vivant. Dès le début de l’année, le message est clair : la classe de lettres supérieures est une classe de préparation à des concours. C’est pourquoi l’ensemble des cours et des devoirs se situent dans la perspective d’une admission aux grandes écoles. En donnant au savoir une finalité unidimensionnelle, la prépa ne peut que le restreindre. Il s’agit de comprendre en quoi ce savoir subit une réduction et de quelles façons cette réduction s’opère. Il ne s’agit pas de nier que le savoir existe en prépa, mais plutôt de montrer ses défaillances et de signaler que d’autres types de savoirs sont possibles (contrairement à ce que prétend le discours officiel).

En voulant faire rentrer la philosophie dans des cases, ne s’éloigne-t-on pas de ce à quoi elle tend ?

« Je ne mets pas la moyenne à une copie mal écrite », s’écriait notre professeur de français au début de l’année. La profondeur de la pensée de l’élève se trouve reléguée au second plan, au profit d’une aisance d’expression. Loin de nous la volonté de défendre à tout prix un Français galvaudé, nous voulons simplement pointer du doigt la dictature de la forme sur le fond. Au même titre, la méthode apparaît comme l’objet essentiel de la transmission du savoir de sorte qu’une copie bien écrite et bien ordonnée peut se passer allégrement de réflexion. Notre professeur de français nous racontait l’anecdote de l’une de ses élèves qui avait été reçue à l’ENS en glosant sur un auteur qu’elle connaissait à peine. Sa copie était « si merveilleusement écrite » que le jury passa sur son manque de connaissances. Le langage se voit donc réduit à la fonction d’outil et la méthode se substitue à une véritable réflexion. Les professeurs sont convaincus qu’en rentrant dans le carcan de l’exercice méthodique, les élèves parviendront à penser. La dissertation devient alors l’exercice privilégié de la réflexion. Pourtant il nous semble que cette conviction est bien restrictive. La dissertation telle qu’elle nous est apprise est un exercice se divisant en trois parties, comprenant elles-mêmes trois sous parties, puis trois sous-sous parties. Mais ne faut-il pas voir dans cette mécanique bien rodée un « bidouillage » plutôt qu’un chemin de pensée ? L’exercice de la dissertation comme le conçoit notre professeur de Philosophie nous fait penser à un assemblage de lego. Chaque philosophie constituerait une pièce de lego, qui, assemblée avec d’autres pièces, devrait former une construction unifiée. Ainsi, c’est davantage une adéquation des pensées philosophiques au plan qui est recherchée, plutôt qu’une démarche philosophique aboutissant à un réflexion cohérente. En voulant faire rentrer la philosophie dans des cases, ne s’éloigne-t-on pas de ce à quoi elle tend ? Faire de la philosophie nous semble consister en un cheminement, une recherche sans cesse renouvelée, aiguillée par des lectures et des discussions diverses, tandis que la dissertation s’apparente plutôt à une forme fixe, utilisant les philosophies comme des références amovibles. Finalement, les élèves finissent par intégrer ce mode de fonctionnement privilégiant la forme sur le fond.

De plus nous avons pu constater à diverses reprises l’incompréhension des élèves face à ceux qui travaillent pour autre chose que les exercices notés : « A la fin de l’année, exténué, je renonçai à passer le concours blanc. Pourtant je décidai de continuer à travailler sur les thèmes au programme qui m’intéressaient. Quelle ne fut pas ma surprise en récoltant les réactions des autres élèves ! Tous se montrèrent étonnés, voire-même choqués, à l’idée que je puisse travailler dans une autre perspective que celle du concours blanc. Que je travaille, que je me fixe des horaires sans passer les épreuves fut une source d’interrogations pour un grand nombre d’élèves de la classe. » Arnaud, 19 ans « Je discutais avec l’un de mes professeurs de mon investissement en prépa, en tentant de lui expliquer que le concours n’était pas mon objectif principal et que j’étais là pour diverses raisons. Je lui disais que la prépa était pour moi une opportunité de me cultiver, de m’ouvrir au monde, qu’elle était une phase de transition entre le lycée et la FAC. Le professeur me répondit, énervé, que je n’avais rien à faire ici, et qu’il fallait que je retourne à l’université. Il ajouta que j’étais en train de prendre la place d’un autre élève. Pour lui je parasitais le système. » Luc, 20 ans.

Ces témoignages nous prouvent une chose : la seule finalité de la classe préparatoire, que ce soit pour les élèves ou pour les professeurs, est le concours. Si vous osez demander à un professeur des conseils, des lectures qui ne sont pas en rapport avec le programme, ne vous attendez pas à être reçu les bras ouverts. Votre curiosité sera perçue comme un désintérêt face au cours plutôt que comme un investissement personnel. Par l’importance conséquente de la forme, il semble que le savoir ne peut que se trouver désagrégé. Mais la forme n’est pas la seule raison de cet amoindrissement. L’année de classe préparatoire consiste pour beaucoup à ingérer une masse de travail édifiante, à lire des dizaines de livres (en diagonale pour la plupart), à remplir toujours plus de fiches récapitulatives, à aller en bibliothèque, à réviser et réviser encore. L’élève de prépa est comme un ogre qui engloutirait des centaines d’aliments sans prendre le temps de les digérer. Parce que le temps qu’il peut consacrer à ses nombreuses études est plus que restreint il ne parvient pas à assimiler ses connaissances. Le savoir reste en surface.

Certains n’ont tout simplement aucun avis sur le monde, et se contentent de rapporter des opinions communes, preuve que le savoir ne débouche pas forcement sur un agir.

Alors que toutes ces informations devraient nous aider à penser le monde, et surtout à agir sur lui, elles ne font qu’inhiber notre capacité à agir. Il est paradoxal de constater que la masse de savoir exorbitante que l’on ingère en prépa ne nous engage pas du tout à agir. En effet nous avons constaté un désengagement total des élèves de prépa. Ces derniers peuvent se montrer choqués voire outrés face à des situations injustes, mais ils ne s’investiront jamais matériellement dans une cause. Ils pourront se répandre en grands discours, dénoncer les injustices ou simplement compatir mais agir ne fait pas partie de leur quotidien. Lors d’un repas, plusieurs de nos camarades s’étaient montrés très concernés par la cause des sans-papiers, s’indignant du sort qui leur était réservé en centre de rétention. Mais lors d’une manifestation lycéenne de soutien à un élève sans-papiers du lycée aucun ne fit le déplacement. Ils prétextèrent l’importance d’un cours d’histoire sur la Grèce antique pour justifier leur absence. Certains n’ont tout simplement aucun avis sur le monde, et se contentent de rapporter des opinions communes, preuve que le savoir ne débouche pas forcement sur un agir et comme l’écrit Miguel Benasayag, l’information ne fait pas « effet de vérité ».

Notre hypothèse consiste à soutenir qu’il existe une distinction entre un savoir vivant et un savoir mort. Il nous semble que le savoir vivant est un savoir qui nous concerne, qui est en rapport avec le monde dans lequel nous vivons, qui s’en nourrit, qui s’accompagne de pratique, qui se vit. Déjà au IVe siècle, Platon envisageait de mettre en pratique ses théories politiques de « La République ». En 366, en Sicile, il tenta de fonder la cité idéale. Même si cette expérience fut un échec sa volonté de concrétisation montre que le savoir n’est pas nécessairement voué à rester enfermé dans la haute sphère de la théorie. Dans un autre contexte, Tocqueville rédigea « De la démocratie en Amérique » en s’appuyant sur son voyage aux Etats-Unis. C’est par le biais de son expérience, de son ancrage dans le système politique américain que Tocqueville produisit son savoir. Les indiens de Camopi en Guyane française considéraient avant leur déracinement que la transmission passe par l’observation plutôt que par des cours magistraux. L’enfant observait les anciens et en tirait un apprentissage. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce savoir ne se limite pas à la chasse et à la cueillette. La maîtrise des plantes et l’exercice de la médecine sont autant de savoirs complexes transmis par les anciens. Notons que depuis peu, certains scientifiques occidentaux reconnaissent et travaillent en lien avec cette médecine. C’est par exemple le cas de Jacques Mabit,docteur en médecine et pathologies tropicales, qui travaille avec des chamans dans le Centre pour toxicomane de Takiwasi. On est donc ici en présence d’un savoir à la fois concret et complexe. Certains scientifiques ont même mis en évidence le fait que les chamans ont découvert le principe de l’ADN, à travers les symboles à double hélice (présent dans les représentations de visons chamaniques), il y a des milliers d’années, alors que nous en avons fait la découverte il y a quarante-huit ans. Le savoir vivant se construit grâce à un enracinement matériel et concret dans un contexte, il parvient à se nourrir des situations vécues et en tire une réflexion qui n’a rien de spéculatif.

Certaines participations orales en cours deviennent de vraies démonstrations de savoir, les élèves récitant machinalement ce qu’ils ont englouti la veille.

En revanche, le savoir mort prend la forme d’un savoir abstrait en ce qu’il ne se nourrit aucunement du monde, et qu’il ne permet aucune mise en pratique. Le savoir mort n’est pas un savoir en situation, il s’apparente à une forme fixe transmise comme une entité immuable plutôt que comme une substance en évolution. Il parle du monde sans être en lien avec lui, sans s’y ancrer, à la façon d’un spectateur. C’est la figure de l’érudit, cette personne qui amasse un savoir toujours plus conséquent, qui s’enferme dans sa petite bibliothèque, qui se coupe du monde. Mais il ne recherche finalement qu’un « savoir pour le savoir » c’est-à-dire un savoir égoïste. S’installe alors un rapport de possession au savoir. Il devient l’enjeu d’une autosatisfaction, voire d’une auto-glorification. Les élèves montrent un intérêt tout particulier à l’absorption d’informations comme s’il s’agissait de posséder le plus de savoir possible. On pourrait parler de « propriété du savoir ». Elle constituerait également un élément de domination et de satisfaction. Ils l’admirent comme ils contemplent une belle bibliothèque, fiers de posséder autant de livres et de pouvoir le montrer à tous. Certaines participations orales en cours deviennent de vraies démonstrations de savoir, les élèves récitant machinalement ce qu’ils ont englouti la veille. Certains prennent même un plaisir fou à débiter à leurs amis toutes sortes d’anecdotes savantes, de citations (même latines ou grecques), d’informations, etc. Le savoir devient le lieu d’une lutte de pouvoir où chacun cherche à étaler un peu plus sa « science », et il est très dur de ne pas échapper à cette compétition.

Les professeurs ne sont pas plus exemplaires en la matière. Chaque cours s’apparente à une démonstration de leur prestigieux savoir, que le cours magistral ne fait qu’accentuer. Il s’agit de rendre ostensible leur prétendue supériorité intellectuelle. Le savoir joue alors le rôle d’un outil de domination. Un mur de séparation s’installe entre ceux qui « savent » et ceux qui ne savent pas. On constate une sorte de « sacralisation » de la parole du professeur, auquel participent amplement les élèves. Cette sacralité se constitue dans un double mouvement : le corps professoral impose son autorité sans que les élèves ne la remettent en cause. Ils installent un rapport d’admiration éperdue, auquel même les élèves les plus humiliés participent. Lorsque nous aidions les lycéens à bloquer le lycée pendant les mouvements contre la LRU une de nos professeurs est venue protester contre les lycéens, prétendant que nous n’avions absolument rien compris au sens de notre action, que nous n’étions incapable de saisir l’étendue du problème , alors même qu’elle était contre le projet de loi. Ce n’est pas tant sa position face au blocage qui nous indispose mais son attitude méprisante de donneuse de leçons ; attitude que son statut lui permet de justifier. Celui qui « sait » se croit en mesure d’écraser ceux qui ne savent pas et d’imposer une relation de pouvoir. Pourtant, connaître ne consiste pas à ramener le monde à soi, mais bien de se ramener soi au monde. Le savoir n’est ni un outil de domination ni d’autosatisfaction mais une ouverture sur le monde.

Il s’agit plutôt de penser un savoir « autre » dans notre société, ce qui est déjà le cas dans certains « lieux » comme les universités populaires.

Le savoir enseigné en classe préparatoire correspond, pour nous, à la définition du savoir mort. Lorsque l’on interroge les élèves de prépa sur l’enseignement qui leur est prodigué, la plupart reconnaissent que ce dernier ne concerne pas leur vie. La métaphysique, le système électoral américain ou encore l’esthétique proustienne restent des connaissances déracinées. L’une des meilleures élèves de notre classe avait beau comprendre Kant, elle reconnaissait son incapacité à réintroduire cette philosophie dans sa vie quotidienne. Si on constate un tel phénomène, c’est que l’on fait de ces philosophes des auteurs poussiéreux. Nous ne pensons pas qu’un autre savoir est possible en classe préparatoire –c’est-à-dire un savoir vivant. Il s’agit plutôt de penser un savoir « autre » dans notre société, ce qui est déjà le cas dans certains « lieux » comme les universités populaires. En classe de terminale également, certains professeurs de philosophie ont décidé de ne pas suivre totalement le programme pour faire place à un autre type d’enseignement. Ce fut le cas d’un de nos professeurs qui organisaient une partie de son cours en fonction des questionnements des élèves plutôt que d’imposer un cours magistral. Ainsi certains cours prenaient la forme d’une recherche orientée par les questions des élèves. Nous étions étonnés de retrouver certaines questions que nous nous posions dans les livres que nous étudions, comme si elles ne nous appartenaient pas. La philosophie ne devenait plus « Histoire de la philosophie », mais un cheminement en rapport avec nos propres vies. Le professeur ne délivrait plus seulement son savoir , mais nous aidait à tracer notre chemin de pensée et dévoilait les liens qui nous unissaient avec les époques , les auteurs , les courants de pensée.

Dans les autres matières, le savoir n’est pas plus vivant. En Anglais, qui est pourtant une langue vivante, l’enseignement est limité à la traduction. Les élèves n’apprennent pas à s’exprimer oralement dans la langue mais à traduire le plus précisément possible des extraits de textes littéraires qu’ils n’ont jamais lus. A cela s’ajoute la mémorisation hebdomadaire de plusieurs listes de vocabulaire, chacune d’entre elles comprenant des centaines de mots. Les mots ne sont pas découverts dans leur contexte mais dans des manuels froids et insipides. C’est donc d’une manière étrange que le savoir nous est « transmis » en classe prépa.

Cette étrangeté s’explique sans doute au fait que les élèves auxquels est destiné ce savoir mort occuperont les futurs postes à responsabilités, et détiendront un pouvoir considérable. On constate que l’apprentissage de ce savoir mort et égoïste fabrique des carriéristes absolument coupés de la réalité. En prépa, nous assistons donc à la fabrication de l’élite. Elle constitue alors un cercle de personnes totalement désintéressées de ce qu’elles font et séparées du monde. Et pourtant, ce sont eux qui agissent sur le monde… Elitisme et norme Un des principes de la classe préparatoire est le très réputé concept d’élite.

Nous voulons critiquer la croyance éperdue en la validité de l’élite. Comme nous avons pu le voir précédemment, le savoir prodigué dans les classes d’excellence n’est pas irréprochable.

Il nous semble qu’il s’agit d’un concept accepté par tous, comme si l’élite était nécessaire au fonctionnement de notre société. Là où l’élite sociale jouerait un rôle économique primordial, l’élite intellectuelle jouerait un rôle prestigieux de valorisation du paysage culturel français. Plus encore, l’élite serait vouée à accéder aux fonctions du pouvoir car elle saurait mieux ce qui est bon pour le reste de la société et comment assurer le bien du peuple. Elle est même considérée comme un des piliers de notre société, ce qui lui vaut reconnaissance et gratitude. Nous voulons critiquer la croyance éperdue en la validité de l’élite. Comme nous avons pu le voir précédemment, le savoir prodigué dans les classes d’excellence n’est pas irréprochable. Les personnes ayant suivi ces formations ne possèdent pas, contrairement à l’idée reçue, une intelligence absolue et supérieure. La société les place dans son imaginaire sur un piédestal, participant ainsi à sa pérennisation. L’idée d’élite suppose la supériorité d’un ensemble de personne sur le reste de la société et cette supériorité est bien loin d’être généralement critiquée ; au contraire les gens ont intégré ce schéma et finissent par le revendiquer. On peut identifier la mise en place d’une norme intellectuelle, scindant la société en deux groupes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas.

C’est parce que la prépa empêche l’apparition de savoirs et d’intelligence « autres » qu’il faut résister en élaborant des savoirs alternatifs. Il ne s’agit pas de détruire la prépa mais bien de développer d’autres voies.

Le problème est que cette norme n’est jamais qu’une représentation, une image identificatoire. On croit que l’intellect se mesure à la lumière de nos élites, alors qu’il possède des formes multiples. Nous ne sommes pas de ceux qui croient en l’égalité des hommes face à la connaissance du vrai dans le sens où nous pensons qu’il y a plusieurs intelligences. Plutôt que de penser l’intelligence en termes de degrés nous voulons croire en sa multiplicité et sa complexité. Il semble qu’il n’y a pas une seule forme d’intelligence, pas plus qu’il n’y a de critères de définition de ces formes. Les intelligences seraient trop complexes pour qu’on puisse les identifier. Pour le dire autrement, l’intelligence est perçue sous la forme d’une ligne verticale, avec au sommet les plus intelligents, et au point zéro les plus bêtes. L’intellect tel qu’il est reconnu répond à des critères bien précis. Ceux d’un académisme consciencieux, d’une parfaite rhétorique, etc. L’intellect n’est reconnu que dans l’uniformité de la norme. Au mois de novembre, nous avons présenté à l’un de nos professeurs un questionnaire sur des questions de société. Il s’agissait d’une enquête rédigée par des philosophes. La première question de notre professeur fut : « Mais…ce sont des académiciens ? ». Ceci démontre la domination de l’académie et l’impossible reconnaissance d’une autre forme d’intelligence. En prépa, un tri est pratiqué entre les « meilleurs » et les « autres », entre les « plus » et les « moins ». C’est ainsi que s’opère, il nous semble, une forme de négation de ce qui est « Autre ». Dans notre société, la place laissée à l’ « Autre », à ce qui est différent, se fait de plus en plus petite. L’élitisme pratiqué en prépa s’inscrit précisément dans ce processus. C’est en la normant, c’est-à-dire en énonçant qu’il n’y a qu’un critère d’intelligence que l’on empêche les autres formes se développer. Celle des grandes écoles et de la prépa devient le seul référant. Toute autre intelligence se voit diminuée ou même niée. C’est parce qu’elle se constitue en modèle que l’intelligence des élites écrase l’autre. On pourrait voir en cela une forme de discrimination : ceux qui n’appartiennent pas à l’institution sont déconsidérés, discrédités. Pourtant il existe une autre intelligence qui se produit hors du cadre institutionnel. C’est parce que la prépa empêche l’apparition de savoirs et d’intelligence « autres » qu’il faut résister en élaborant des savoirs alternatifs. Il ne s’agit pas de détruire la prépa mais bien de développer d’autres voies.

La classe préparatoire s’inscrit précisément dans cette conception gratifiante du rôle de l’élite. Il s’agit d’instaurer une politique du tri, de se débarrasser des « faibles » pour établir une classe dominante. Tout le fonctionnement du corps professoral vise à la pérennisation de cette élite, notamment grâce à une sélection drastique. La sélection ne s’opère pas uniquement par les notes, mais par une mise à l’épreuve du mental des élèves. Ces derniers sont constamment testés, que ce soit par la bassesse de leurs résultats, les humiliations, les critiques etc. Les professeurs font à cet égard preuve d’une grande créativité. En effet on peut citer tout un panel d’humiliations. Tout d’abord il y a l’humiliation en « tête à tête », lors des « Khôlles ». L’élève se retrouve totalement désœuvré face au regard accusateur du professeur, impuissant qu’il est devant cette autorité écrasante. Ce qui est particulièrement humiliant c’est de recevoir ce genre de critique de la part de personnes reconnues comme savantes. On se sentirait presque comme une petite fourmi face à un dieu titanesque abattant ses foudres sur nous. Nous en avons vu plus d’un sortir de « khôlle » en pleurs. L’un d’eux s’était entendu dire, par exemple, que « son ignorance était abyssale ». À cela s’ajoutent des humiliations publiques. Cette fois, les autres élèves en sont des acteurs passifs puisqu’ils n’hésitent pas à rire aux éclats. Au mieux ils affichent une désapprobation limitée mais jamais scandalisée. Dans la tête de l’élève, les moqueries du professeur s’ajoutent au poids d’une classe « rivée contre lui ». Le rendu des copies donne lieu à un résumé des plus belles âneries. Même si l’anonymat des élèves est respecté, rien n’est pire que de voir une foule d’élèves s’esclaffer devant nos propres « bêtises ». Au début de l’année, personne n’échappe à ces humiliations. On remarque une culpabilisation de l’élève lorsqu’il ne sait pas quelque chose. Les professeurs n’hésitent pas à signifier clairement (et souvent d’un ton moqueur) aux élèves leur manque de connaissances, leurs lacunes. Il est clair qu’un élève a toujours à apprendre de son professeur ; le problème ne réside pas là. Il demeure dans le fait que l’apprentissage des élèves repose sur la culpabilité. L’élève est toujours en manque de savoir pour le professeur, il est un peu comme les danaïdes qui remplissent leur cruche.

Mais très vite, les meilleurs élèves bénéficient d’un traitement de faveur dans le sens où ils sont dispensés des commentaires acerbes des professeurs. Les têtes de classe constituent très vite un petit groupe protégé et magnifié, servant de modèle au reste de la classe. À l’opposé s’impose tout aussi rapidement un groupe d’ « incurables », selon l’expression d’un de nos professeurs. Ces élèves seraient donc porteurs d’une maladie inguérissable : leur non savoir. Au lieu de les aider, ou de les considérer comme « autre » (nous y reviendrons plus tard), les professeurs les ignorent. Chacun de ces groupes nourrit l’autre : le « mauvais élève » rehausse la valeur du « bon élève » qui lui-même rabaisse le « mauvais ». Cela ne signifie pas forcément que chaque « groupe » reste entre soi. C’est plus une affaire de perception, d’image que renvoie le professeur. C’est son discours et ses actes qui laissent transparaître cette opposition. On assiste à une glorification des têtes de classes : « Bidule n’est pas venu aujourd’hui ? Dommage qu’il ne soit pas là, c’est mon meilleur élève ! » « Ah ! Bravo à Machinette qui a fait un « sans fautes ». Cette élève est la perfection même ! ». En revanche les « incurables » subissent constamment des critiques et des humiliations. Autre type de test : les entretiens oraux. En classe de prépa HEC, les étudiants sont évalués par l’intermédiaire d’entretiens. Ils doivent en vingt minutes préparer leur réponse à une question de culture générale au contenu extrêmement vague. Le but est de tester la capacité des élèves à improviser devant un énoncé déstabilisateur, par exemple « Plus belle la vie ».

La « fragilité » devient un obstacle à la réussite. Ceci présuppose que la résistance psychologique est nécessaire à l’obtention du savoir.

Cette mise à l’épreuve des élèves révèle l’existence d’un critère de sélection basé sur la résistance mentale. Ce détail peut paraître anodin, mais il relève d’une certaine étrangeté. Pourquoi opérer une sélection à partir d’un facteur psychologique dans un lieu qui revendique l’apprentissage d’un savoir ? En d’autre termes, pourquoi une structure comme la prépa associe-t-elle le champ du « mental » et celui de l’intellect ? Une telle démarche revient à fermer ostensiblement la porte à une certaine catégorie de personne : pour prendre un exemple extrême, une personne « psychologiquement déviante » ne pourra jamais suivre en classe préparatoire. La « fragilité » devient un obstacle à la réussite. Ceci présuppose que la résistance psychologique est nécessaire à l’obtention du savoir. Il s’agirait de mettre en œuvre la célèbre maxime « Un esprit sain dans un corps sain ». L’idée de bonne santé suggère que « la déviance psychologique » est malsaine et purement négative. Pourtant aucun rapport semble lier le mental et l’intellect. La « névrose » ou la « fragilité » n’ont jamais été un obstacle à l’élaboration d’un savoir. La constitution de l’élite n’est pas exclusivement fondée sur l’intellectualité mais également sur la validité des comportements. Il nous semble que derrière ce paradoxe se cache un élément relevant de la norme. Nous sommes dans une société normative où la déviance est de moins en moins acceptée. Le fait de sélectionner les personnes en fonction de leur résistance psychologique fait de la « fragilité » une anomalie. Il faudrait s’en débarrasser avant de franchir le seuil de la porte de la prépa. La classe préparatoire répond d’un schéma que l’on retrouve dans de multiples structures de la société. Ce schéma repose sur l’exclusion des déviants c’est-à-dire des malades, des « fous », de ce qui est autre. Voilà pourquoi, selon nous, les critères de sélection associent si bien le savoir au refus de la déviance psychologique. Du fait de la domination de la norme, le savoir est obligé de se plier aux exigences d’une société normative. Peut-être est-ce encore une raison pour laquelle le savoir, l’intelligence sont endommagés.

Si la classe préparatoire s’évertue à écarter les comportements déviants, c’est peut-être que la formation intellectuelle des élèves n’est pas son but premier. Parce qu’elle s’inscrit dans un mouvement normatif, la prépa se range du côté de l’utilité et de l’efficacité. Plutôt que de former à l’intellect, elle forme à l’efficacité c’est-à-dire qu’elle fait des élèves des personnes aptes à entrer dans le monde du travail. Le travail Nombreux sont les élèves qui s’évertuent à défendre l’effort de travail exigé en classe préparatoire. Plutôt que de reconnaître l’effet abrutissant d’une masse de travail en constant renouvellement, ces derniers s’abritent sous des lieux communs sentencieux tels que « déterminer ses limites », « se connaître soi-même », « se dépasser ». Ces lieux communs sont révélateurs d’une certaine conception de l’identité. Elle serait connaissable par la simple détermination de ses limites, ce qui revient à dire qu’elle serait tracée par des frontières fixes et transparentes à la conscience. Cette conception est celle de « l’individu » décrite par Miguel Benasayag : il affirme que notre société occidentale considère l’identité comme un îlot séparé de tout, sans lien avec le monde et ceux qui l’habitent. Nous nous considérons toujours comme des sujets extérieurs au monde. Ceci est révélateur d’un « individualisme » ancré dans notre fonctionnement. On constate que cette idée se matérialise à travers le comportement des élèves. Motivés par leur réussite personnelle, ces derniers s’engagent dans une compétition, dans une « lutte de tous contre tous ». Les élèves cherchent constamment à dépasser l’autre que cela soit par les notes ou par leur participation orale ; il s’agit de prouver que l’on possède un « capital savoir » plus conséquent que celui de son voisin (nous retrouvons ici la fameuse « propriété du savoir » dont nous avons parlé dans la partie sur le savoir). Nous passerons outre tous les petits coups bas que peuvent se réserver les élèves. Difficile de croire que la connaissance de soi puisse passer par une telle compétition.

A ceci s’ajoute l’objectif de « se dépasser ». Il s’agit de faire toujours mieux, d’aller toujours plus loin, jusqu’à rencontrer ses limites extrêmes. Cela se traduit par un travail acharné et douloureux. Pour illustrer ce phénomène nous voulons citer l’exemple d’une jeune fille de Khâgne qui avait , un mois durant, passé des concours en touts genres. Elle accomplissait chaque jour une épreuve différente jusqu’à ce que la rédaction des dissertations se fasse de façon mécanique. Un concours blanc en prépa est bien plus fatigant et éprouvant qu’un Baccalauréat. Multipliez le par quatre et vous aurez une idée de la volonté (si on peut encore parler de volonté) qu’il faut avoir pour y arriver. Ce que nous nous sommes donc demandé c’est quelle raison peut pousser des gens à travailler d’une façon si « malsaine ». C’est donc sur ce « travail morbide » que nous voulons à présent nous pencher, travail morbide que nous ne retrouvons d’ailleurs pas qu’en prépa. En effet celui-ci est très présent (voir quasi-consubstantiel) au monde de l’entreprise. On sait très bien à quel point notre époque fait l’éloge de ce type de travail. Il faut bien dire « ce type » pour signifier que nous ne parlons pas de l’essence du travail, mais bien d’une des dimensions de celui-ci, à savoir le travail « utile. »

On organise le mode de fonctionnement du travail uniquement selon un principe d’efficacité. Tout est rationalisé de façon à ce que rien ne puisse échapper à la conscience.

Cette dimension du travail comporte plusieurs traits de caractère. Le premier est qu’il est « efficace », dans le sens où il se propose des buts transparents à la conscience, qu’il doit réaliser de la façon la plus efficace possible. C’est donc un travail qui place en son centre une très grande confiance en la conscience ; celle-ci devant absolument « décoder » le réel afin de savoir comment faire pour avoir une incidence efficace. La conscience doit à tout prix réaliser ses « buts ». Par exemple, si je suis cadre dans une entreprise publicitaire et que je veux réaliser une campagne de publicité pour que les masses achètent le nouveau portable qui permet de se brosser les dents tout en me télé transportant sur la lune, mon but est de provoquer le plus d’achats possibles en rentabilisant un maximum. Je vais donc étudier minutieusement les populations que je veux toucher pour rendre le produit le plus attractif possible etc. Cette dimension du travail est donc celle qui cherche l’efficacité à tout prix. C’est celle du calcul. On organise le mode de fonctionnement du travail uniquement selon un principe d’efficacité. Tout est rationalisé de façon à ce que rien ne puisse échapper à la conscience. Rien n’est laissé au hasard.

Mais dans cette dimension du travail que nous voulons exposer, vient s’agencer un autre trait de caractère, qui est celui de la « rentabilité ». Je veux que l’apport de travail que je produis me revienne. Il faut que je puisse « tirer profit » de mon effort de travail. En quelque sorte, mon travail doit pouvoir participer à mon bonheur. La somme de mes efforts doit me permettre d’être heureux. Cette dimension du travail est intimement liée à l’Avoir. Si je travaille à Carrefour, c’est tout d’abord pour manger, mais aussi pour m’acheter une belle voiture polluante, des cheveux en plastiques, etc. La rentabilité est toujours liée à une certaine forme d’individualisme dans le sens où je travaille toujours prioritairement pour moi.

Voilà les traits que nous sommes parvenus à dégager de cette dimension du travail, à savoir l’efficacité et le rentabilité. Notons que le trait de l’efficacité peut se retrouver en dehors de l’utile lorsqu’elle est séparée du rentable, bien qu’on les trouve le plus souvent attachées l’une à l’autre (on peut trouver dans les causes dites humanitaires un caractère utilitaire qu’il est souvent dur de dépasser). Il nous semble que cette dimension du travail a toujours existé, mais sans prendre la place qu’elle prend aujourd’hui. On a peut-être toujours travaillé pour des buts fixes et transparents à la conscience, de façon efficace et pour une certaine rentabilité. Cependant il est clair que le travail ne se réduit pas à cette seule dimension. Le travail en comporte une multitude d’autres qui ne sont pas forcément transparentes à la conscience. Un problème se pose lorsque le travail se réduit à une dimension unique en ignorant toute les autres qui la composent. Nous croyons que c’est ce à quoi nous sommes en train d’assister : la composante « efficace/rentable » commence à se faire écrasante. Prenons un exemple dans le milieu hospitalier. Dans la fonction publique, un nouveau mode de financement des hôpitaux est en train de se mettre en place : c’est celui de la T2A ou tarification à l’activité. Ce mode de financement des hôpitaux consiste à dépenser plus utilement l’argent en le répartissant selon l’activité. Cela se traduit concrètement par un financement à l’acte et par une classification et « une prise de note » de chaque acte exécuté. On retrouve bien la dimension utilitaire du travail. Mais cette dimension ne s’accorde pas avec d’autres.

Imaginons par exemple ce que cela pourrait donner dans les services psychiatriques où l’on sait bien que la « contingence » est l’une des bases du travail fait avec les patients. Normalement, un rendez-vous avec le psychiatre a une durée déterminée mais qui n’est jamais strictement fixe. Des psychiatres décident parfois de prendre une heure de plus pour écouter un patient qui se livre ou au contraire d’écourter le temps avec celui qui n’a pas envie de parler. Admettons que cette dimension du travail soit ici la souplesse, celle-ci est écrasée par ce nouveau mode de tarification qui impose une demi-heure pour les consultations. Voilà comment la dimension « utile » se fait écrasante. Et cette dimension uniformisante prend de nos jours sa source dans le monde de l’entreprise. En effet,s’il y a bien un milieu dans lequel la composante « utilité », s’est imposée au dépend de toute les autres, c’est celui de l’entreprise. Un parallèle entre l’entreprise et la classe préparatoire doit donc être fait ; on pourrait même dire qu’il s’installe dans ce lieu de savoir. On peut même se demander si malheureusement cette dimension n’est pas en train de se répandre dans la quasi-totalité du champ du savoir et de l’éducation ; à l’université, au lycée, au collège voir même en maternelle. Cependant, il semble que la classe prépa porte au plus haut point cette dimension. Elle serait comme l’aboutissement de l’éducation utile. C’est donc ce que nous voulons développer à présent : pour comprendre en quoi la classe préparatoire possède une dimension utilitaire ayant une forte tendance à écraser les autres composantes ? En outre, nous voulons savoir en quoi cette dimension du travail débouche sur une certaine morbidité (travail excessif) et en quoi la prépa peut être comparer au monde de l’entreprise.

Au début de l’année, l’un de nos professeurs nous disait de ne jamais perdre une miette de temps si l’on voulait réussir. Voilà ce dont il est question : gérer son « capital temps » !

Pour cela, il nous faut premièrement nous remémorer ce que nous avons dit sur la finalité unidimensionnelle. La seule finalité de la prépa est le concours d’entrée aux grandes écoles. Mais à ce propos, nous devons tout de même faire une petite objection. D’autres « finalités subsidiaires » peuvent exister en classe prépa. Mais ces finalités n’entrent jamais en contradiction avec la finalité du concours. Elles sont des finalités auxiliaires qui présentent un caractère commun avec la finalité écrasante du concours. C’est par exemple la finalité de la formation. La classe préparatoire est une classe qui a pour but de donner aux élèves une formation et une méthode de travail qui leur resserviront toute leur vie. Ceux qui retournent à la Fac auront un avantage par rapport aux autres. Ils auront rentabilisé leur(s) année(s) passée(s) en classe prépa. Notre CPE nous disait tout le temps (sans méchanceté, nous tenons à le préciser) qu’en faculté, on pouvait toujours faire la différence entre ceux qui étaient allés en classe préparatoire et les autres ; cela se voyait dans leurs notes. Dans notre entourage, on nous disait constamment que, même si nous échouions, cette année ne serait pas perdue et qu’elle servirait forcément à quelque chose. Voilà donc une des « finalités subsidiaires » qui peut s’ajouter à celle du concours. On remarque bien sur, le point commun entre ces deux dimensions : celui de l’utilitarisme. Aller en classe prépa est utile pour passer le concours et pour la formation qu’elle propose. On sait précisément et consciemment ce pourquoi on se rend en prépa. La conscience énonce un but simple, utile, et transparent, qu’elle essaiera d’atteindre au maximum en utilisant des moyens précisément calculés. Bien sûr le travail est un de ces moyens utiles pour parvenir à la finalité unidimensionnelle, mais il en existe d’autres. On pourrait presque dire qu’une hygiène de vie s’organise autour de cela. On peut tout d’abord parler de la rentabilité du temps. Il doit être optimisé le plus possible. Chaque activité a un temps donné : le loisir, le travail, le sommeil, etc. Tout doit être réglé au mieux. Au début de l’année, l’un de nos professeurs nous disait de ne jamais perdre une miette de temps si l’on voulait réussir. Voilà ce dont il est question : gérer son « capital temps » ! Repartir les loisirs, le sommeil, le repas, et le travail, tout en prenant compte de la conjoncture des devoirs donnés par les professeurs.

Autre élément qui peut être cité comme moyen : le sport. En effet, le sport vient prendre une place toute particulière dans le « monde » de la prépa. Il faut savoir que généralement il est inscrit dans les emplois du temps. Il est étrange que cette matière soit intégrée aux autres étant donné son apparente contradiction avec les autres disciplines. En effet dans un système qui fait l’économie du « capital temps », aucune minute ne devrait être perdue à autre chose que ce qui concerne la finalité unidimensionnelle ! Le sport doit donc avoir une place qui ne rentre pas en contradiction avec cette finalité. En effet, le sport participe activement à atteindre la finalité écrasante. Dans notre classe, ces heures n’étaient pas intégrées à l’emploi du temps à cause d’un manque de place. Les élèves pouvaient cependant y participer selon leur bon vouloir. Bien sûr ces heures furent fortement conseillées par les professeurs. Elles permettaient de ne pas « péter une durite », de ne pas lâcher prise et de pouvoir continuer l’année de façon « sereine ». Détente aussi bien physique que morale, le sport est envisagé comme un moyen de réussir et non comme quelque chose qui viendrait en contradiction avec la dominante. Il n’y a donc pas de véritable équilibre. Le sommeil, de la même façon, est un moyen de mieux travailler ; il est donc très conseillé par les professeurs de bien dormir. Tout est bon pour accroître son efficacité et son rendement. Mais le mieux pour accroître son rendement c’est toujours…Le travail bien sûr ! Travailler plus pour gagner plus ! Malgré cette raillerie échappée, il n’en reste pas moins que le travail en prépa est à envisager sous l’angle du travail utile. Le « travailler plus pour gagner plus » avec tout le sens qu’il contient tombe donc à pic. Cependant ne prenons pas cet adage comme le fer de lance d’une seule personnalité politique et de toute sa « clique », mais plutôt comme le fer de lance d’une société tout entière. Le mot et le sens dépassent leur émetteur. Ce n’est pas une glorification du travail, mais une glorification de la dimension utile du travail.

La question est de savoir pourquoi nous nous acharnons avec tant de vigueur à travailler d’une façon aussi morbide.

Cela nous renvoie à la morbidité du travail dont nous parlions tout à l’heure. Si le travail est morbide, c’est non seulement parce qu’il est unidimensionnel mais aussi parce qu’il prend une place écrasante dans nos vies. Il s’est mis à remplacer tous nos modes d’être. Par exemple, nous avons cessé de nous occuper de nos familles, de vivre en communauté, etc. On peut rattacher ceci à la problématique de Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique. » Pour Tocqueville, l’un des dangers de la démocratie est de sombrer dans l’abandon des affaires publiques. Le peuple commence à remettre le pouvoir politique dans les mains d’un petit nombre (que l’on peut assimiler aux pouvoirs publics) au profit de ses affaires individuelles. C’est ainsi que le travail utile rentre en scène. Il fait partie de ces affaires privées dont parle Tocqueville. On peut se demander si aujourd’hui nous n’avons pas négligé les affaires publiques pour ce travail individualiste. Voilà donc une autre de nos dimensions écrasées par le travail. En classe prépa, nous l’avons déjà dit, les élèves se sentent très peu concernés par la vie politique. Ce n’est pas étonnant, ils n’ont pas le temps ! Nous avons aussi fait l’expérience de cette uniformisation en sacrifiant notre vie de famille. Lorsque nous avions des problèmes familiaux, nous devions les laisser de coté pour rester concentrés sur notre travail. Cependant, nous avions beau les nier, ils existaient toujours et faisaient partie de nous. Nous avons aussi fait une croix sur toutes les activités créatives. Auparavant l’une d’entre nous faisait régulièrement de la BD. Avec son entrée en classe prépa, elle dût abandonner sa passion. Ainsi toutes les dimensions qui nous composent sont réduites à une seule : le travail.

La question est de savoir pourquoi nous nous acharnons avec tant de vigueur à travailler d’une façon aussi morbide. Une hypothèse nous est alors venue en tête. Celle-ci ne répond peut-être pas totalement à la problématique, mais nous pensons qu’elle apporte un élément de réponse. Il nous semble que derrière ce travail tant acharné et tant défendu se cache le problème de l’Avoir qui caractérise notre société. Dans la société de consommation, l’Avoir est devenu notre principal mode d’être. Nous persistons à vouloir posséder toujours plus comme si nous avions à combler un manque. Cependant ce manque n’est jamais qu’une illusion.

Quelqu’un qui ne possède rien n’est pas quelqu’un. C’est donc pour exister que nous travaillons puisque le travail constitue un pont vers l’Avoir. Il faut comprendre pourquoi l’Avoir est malsain pour saisir la morbidité du travail. Dans l’Eloge du conflit de A. Del Rey et M. Benasayag, l’Avoir correspond à une normalisation du désir. Ils expliquent que le désir est converti par la représentation normée d’objets désirables bien déterminés (maison, voiture, nouvelle poitrine) en un désir unidimensionnel. Selon eux, le désir réel est multiplicité et contradiction et a affaire avec les racines de la vie. Ne désirer qu’une chose, savoir précisément l’objet de son désir, et surtout avoir le même désir que tout le monde, n’est pas vraiment désirer. La société impose une représentation de ce qu’est le désir et de ce qu’il faut désirer. Ce désir formaté s’apparente plutôt à « l’envie ». On a envie d’aller bronzer dans les caraïbes, mais on ne le désire pas. Nous sommes soumis à l’illusion selon laquelle la réalisation de ce « désir » nous conduirait au bonheur. L’Avoir est cet « entonnoir » dans lequel le désir se restreint. Lorsque je veux une belle voiture décapotable, un ordinateur dernier cri, un grand appartement, cela ne relève pas du désir mais de l’envie. Mon désir est formaté par tout un imaginaire social. Le travail intervient alors comme un moyen de satisfaire notre désir. Travailler plus pour « avoir » plus ! Le travail subit « l’entonnoir » du désir : il finit par devenir utile. Ainsi le travail prend une dimension malsaine.

C’est dans cette dimension du travail que s’inscrit la classe préparatoire. Parce qu’elle sacralise le travail et encourage un rythme effréné, la prépa reproduit le schéma de l’entreprise et sa dimension utile. Le savoir est utilisé comme un moyen de parvenir à l’Avoir. Et cela est clairement présenté dans les objectifs de début d’année : la prépa sert à obtenir un « bon job », à faire une belle carrière, bref à réussir sa vie ! Pour beaucoup d’élèves, elle représente une opportunité de promotion sociale ; de dépasser le niveau de ses parents ou de l’égaler. Même si certains songeaient au métier de leurs rêves, la plus part rêvaient d’une situation sociale confortable. Dans les filières littéraires, où les débouchés sont un peu plus limités, on assiste à une ruée vers les écoles de commerce. Près de la moitié des élèves de Khâgne tentent leur chance à HEC ou aux autres écoles de commerce. Nous avons été étonnés de constater que même les plus « littéraires » d’entre eux finissaient par intégrer ces écoles. C’est à se demander si l’Avoir n’est pas la principale préoccupation des élèves, au-delà de « l’intérêt » intellectuel que peut apporter une telle formation. A cet égard, nous avons pu remarquer que beaucoup d’élèves étaient particulièrement ancrés dans une logique de consommation. Exemples marquants : le défilé permanent des dernières tendances vestimentaires, les sorties en boîte, les discussions à propos du dernier épisode de Prison Break …Bien loin de l’image idéalisée d’un lieu de pensée et de production intellectuelle, la prépa s’inscrit dans un mouvement générale d’utilitarisme du travail, qui relève d’une morbidité de l’Avoir. Et ce travail y est défendu corps et âme sans qu’il n’y en ait la moindre critique.

Le travail dans cette dimension contient quelque chose d’insupportable. Il faut donc se détourner de ce « quelque chose », se vider le crâne et le remplir de bêtises pendant un court instant pour ensuite recommencer etc.

Il nous faut maintenant ajouter un petit détail pour achever notre tableau. Tout le long de ce paragraphe nous avons dit que le travail en prépa prenait la forme de celui de l’entreprise à maints égards. Il nous faut compléter en décrivant un phénomène qui peut paraître anodin mais qui a son sens. Ce travail si intellectuel, si brillant, si noble est accompagné de tout un panel de stupidités. La petite vie d’un étudiant de prépa est loin de ressembler à cette image de l’érudit que l’on retrouve chez Rembrandt dans son tableau Le philosophe en méditation, ce personnage poussiéreux toujours terré dans son repère éclairé d’une faible lumière et menant une vie austère (yeah !). A vrai dire la lumière du petit érudit de prépa a les teintes plutôt multicolores de la boite de nuit et du divertissement assommant de débilité ! C’est donc le divertissement dans toute sa royale stupidité qui vient se lier à tant de travail et tant d’intelligence (car il faut quand même avouer qu’il y en a). Il fut très amusant de constater que sur les bureaux des salles de classe, on pouvait tomber sur des magazines tels que FHM ou Glamour, encadrés de Kant et de manuels sur les Ordres monastique au Moyen Age. Combien de personnes avons nous vu faire des tests pour savoir si elle avaient plutôt le profils de la femme fatale, ou bien de la gentille femme au foyer ! Sans oublier le très rituel jeux de mots croisés ou encore le temps passé « collectivement » devant Youtube lors des pauses ! Enfin n’oublions pas la fameuse « Facebook attitude » qui consiste à passer des heures devant son écran d’ordinateur. Plus sérieusement, lorsque nous interrogions des élèves, certains nous confiaient le besoin de s’abrutir devant la télé. L’un de nos professeurs nous décrivait ainsi la journée d’un hypokhâgne : il nous disait qu’on ne faisait que travailler et que lorsque l’on avait fini la seule chose dont on était capable c’était de regarder la télé. Il est très étrange de constater à quel point la stupidité s’allie si bien à l’intelligence et le travail à « haute dose ». Ceci nous a donc fait penser à un phénomène qui faisait partie de notre quotidien. Dans notre entourage, nous avons des personnes qui travaillent énormément ; celles-ci peuvent faire des journées de dix heures (tout en continuant de travailler une fois rentrées chez elles) et travailler tout le week-end dimanche compris ! Nous avons remarqué cette même tendance aux divertissements débiles. Ceci nous fait donc penser que ces divertissements sont liés au travail excessif. En effet, si tant de stupidité est liée à tant d’intelligence c’est peut être que le travail pèse tellement qu’il faut s’en détourner. Ainsi on retrouve le divertissement au sens pascalien du terme : se divertir c’est se détourner de la peur de mourir. Ici il ne s’agit pas de la peur de mourir, mais bien du fait que le travail dans cette dimension contient quelque chose d’insupportable. Il faut donc se détourner de ce « quelque chose », se vider le crâne et le remplir de bêtises pendant un court instant pour ensuite recommencer etc. Ce travail que l’on retrouve en prépa et souvent en entreprise serait donc un agent de souffrance. Pourquoi ? nous ne savons pas y répondre. Peut être est-ce dû au fait qu’il devient la seule dimension de nos vie et écrase toute les autres. Ce qui est sûr, c’est qu’on a besoin de s’en détourner par le divertissement. On voit donc à quel point le travail en prépa peut prendre une forme malsaine. La santé

Loin de nous l’idée de prescrire un diagnostic médical, nous nous contentons simplement de faire un constat de fait, basé sur nos expériences. A diverses reprises nous avons constater que la santé des élèves était menacée, à divers degrés certes, mais avec une récurrence effrayante.

En effet, parce que la prépa impose un rythme soutenu de travail et une masse de devoirs, les élèves subissent une pression continue. Par peur de ne pas « prendre le train en route » le début de l’année ressemble à une véritable course de vitesse. Tous les élèves se pressent pour ne pas prendre de retard, accumulant les après -midi à la bibliothèque et les veillées jusqu’à deux heures du matin. Mais si ce rythme est supportable pendant quelques semaines, il devient très vite invivable. Pourtant, pour réussir, il faut le tenir de septembre à juin. Cette cadence devient très vite la cause d’une accumulation de fatigue et de stress. Les élèves s’endorment en cours, commencent à arriver en retard, les cernes creusent les visages et le surmenage s’installe. Le fait est que, outre la masse de travail, l’exigence de qualité requise par l’ensemble des professeurs accentue la pression qui pèse sur les élèves. Les humiliations publiques, les classements, la médiocrité des notes, les discours élitistes sont autant de moyens de rappeler aux étudiants qu’ils doivent être à la hauteur, et que tout écart sera réprimandé. Certains élèves sont prêts à tout pour ne pas subir les foudres des professeurs. Ainsi nous avons pu constater que plusieurs jeunes filles de notre classe se privaient de pause déjeuner pour se réfugier au CDI. Autre conséquence désastreuse : le prise de médicaments type somnifères, calmants ou excitants. Les récits d’étudiants s’étant rendus malades, ou pire victimes d’overdose par une prise excessive de ces substances sont fréquents. Si, pour tenir le cap, certains vont jusqu’à jeûner ou à s’ingurgiter des plaquettes d’excitants c’est qu’en prépa le travail n’est jamais fini, il reste toujours quelque chose à faire. Il n’y a pas de répit possible. Mais de cela, bien sûr, aucun professeur ne parle.

Au contraire le discours de l’« équipe pédagogique » est fondé sur une apologie de l’effort. Le nombre de devoirs amassés dès la première semaine de cours nous fait bien comprendre que nous ne sommes pas là pour nous amuser. L’état de tension sous lequel travaillent les élèves est accentué par des pratiques héritées d’une longue tradition de bizutage, et ce sous couvert de la nécessité d’une sélection. Tester les élèves, les faire crouler sous une masse de travail, leur imposer des exercices sommaires et répétitifs, exiger une parfaite résistance morale, tout cela ne choque personne. Mais cette attitude impassible donne lieu à des dérives en tout genre : Alors que certains professeurs restent proches de leurs élèves, d’autres s’enferment dans une perversion vicieuse, un sadisme où les étudiants jouent le rôle de cobayes. L’ignorance d’un élève est perçue comme irrémédiable, aussi tout effort pour l’aider sera remplacé par des humiliations amères. Le but est de faire ressentir à l’étudiant concerné qu’il n’est pas le bienvenu et, si possible, de lui indiquer la porte de sortie. « Il n’y a pas de place pour les faibles » exultait un de nos professeurs au début de l’année. Plusieurs élèves ont ainsi abandonné au cours de l’année, d’autres sont venus de moins en moins régulièrement, certains ne rendaient plus les devoirs…devant le regard placide de l’équipe. L’abandon d’un étudiant ou l’absentéisme ne sont pas des choses à prendre à la légère. Elles peuvent révéler des malaises profonds, des comportements dangereux. Pourtant rien n’aura pu ébranler l’indifférence des professeurs, preuve d’une désolidarisation consternante. « De toute façon je ne lie aucun lien avec mes élèves, je ne connaîtrais peut-être jamais vos prénoms, il n’y a que vos notes qui m’intéressent », disait un de nos professeurs. Les élèves deviennent des numéros. Certes, le système de l’université est à cet égard bien pire, mais la pression psychologique et le stress y sont nettement moins forts. Alors qu’on aurait besoin de soutien, de se sentir encadré c’est au contraire l’abandon total.

Si la santé physique des élèves pose problème, leur souffrance psychologique peut déboucher sur des situations bien plus tragiques. A cet égard, tous les psychiatres et psychanalystes avec lesquels nous avons discuté se sont entendus pour dire que la prépa peut s‘avérer dangereuse pour de nombreux étudiants. L’un d’eux suivait des élèves venant des grandes écoles. Il affirmait que les tentatives de suicide et les passages en hôpital psychiatrique étaient fréquents. Ne pouvant pas soutenir le caractère systématique des problèmes de santé en prépa, nous pensons qu’une étude épidémiologique serait intéressante. »

Par Donatien et Lubna