Le retour des inégalités “naturelles”

Il y a, premièrement, les inégalités liés à un traitement inégal des individus dans une société de classes. Elles reposent sur une croyance en une hiérarchie naturelle entre les individus de sang noble, et ceux qui n’en sont pas. Ces inégalités ont été, au moins formellement, disqualifiées par la Modernité. Depuis la Révolution Française, il est inscrit dans nos principes que “tous les hommes naissent libres et égaux en droit”. Les systèmes scolaires de la Modernité ont été construits sur ce principe d’une égalité de droit à accéder à la formation – même si de fait, ce n’est que dans la deuxième moitié du XXème siècle que l’école dite “unique” devient un projet concret et que disparaît l’école “à deux vitesses” : une école pour les paysans et les prolétaires, et une autre pour les bourgeois.

Il y a, deuxièmement, les inégalités liées à ce que Pierre Bourdieu, qui a popularisé ce champ de recherches, nommait le “capital culturel” de l’individu, “capital” qui explique que, alors même que le principe d’une égalité de droit d’accès aux études est devenu une réalité, ce sont toujours les mêmes – à savoir les fils de bourgeois – qui font de longues études, tandis que les enfants des classes populaires reproduisent le modèle de leurs ainés, optant généralement – même dans le cas, plutôt rare, où ils s’en sortent dans le système scolaire, pour des études courtes et des métiers peu qualifiés. Globalement, ledit “capital culturel” introduit des inégalités liées à l’origine sociale des élèves, et il a tendance à condamner les classes populaires à l’échec scolaire. C’est pourquoi aussi, ces inégalités ont la particularité d’être cultivées par l’enfant ou le jeune lui-même, qui se désintéresse des études et “décide” en quelque sorte de boycotter l’enseignement qui lui est donné. Ce “refus d’apprendre” de la part des classes populaires renvoie à un vécu d’humiliation à l’école, le savoir transmis par la famille ne recoupant pas celui transmis par l’école. A ces inégalités, il est difficile de remédier dans la mesure où toute action ciblée sur ce public dit “défavorisé” le stigmatise et a tendance à renforcer le rejet de sa part. Il est néanmoins possible d’agir sur les conditions qui favorisent – ou au contraire, ne favorisent pas – les apprentissages scolaires, de façon à avoir une action indirecte sur ces apprentissages. Dans certains contextes difficiles, des enseignants, des écoles, des programmes, réussissent à oeuvrer dans ce sens. Et c’est toujours une belle victoire que d’avoir contribué à lever des résistances à apprendre, et d’avoir aidé des enfants, des jeunes, à renouer avec le – “naturel”, disait Aristote – désir d’apprendre.

Avec l’essor de la génétique, et le développement de la mesure de l’intelligence – vulgairement appelé “QI”, ladite “post-modernité” a progressivement renoué avec l’idée que les individus sont inégaux par nature

Mais ces inégalités ne sont plus, même si elles nous semblent aujourd’hui évidentes – je veux dire à l’échelle des enseignants, et peut-être, des pouvoirs publics français – si importantes. Car on s’est remis à croire, avec la fin de la Modernité, aux inégalités de nature. Avec l’essor de la génétique, et le développement de la mesure de l’intelligence – vulgairement appelé “QI”, ladite “post-modernité” a progressivement renoué avec l’idée que les individus sont inégaux par nature, au sens où ils sont d’une intelligence inégale. Dans une conférence Ted X donnée à Paris en 2014[1], le médiatique médecin transhumaniste Laurent Alexandre donne pour une vérité établie à son public que la part génétique de nos capacités intellectuelles est de 60%, contre seulement 20% pour la part culturelle. Or cette conviction est loin d’être seulement la sienne. En Chine, elle est suffisamment répandue pour que l’on ait lancé un vaste programme de séquençage de l’ADN des surdoués, dans le but avoué d’augmenter le QI des Chinois[2]. Aux Etats-Unis, elle l’est également suffisamment pour que sur les campus des universités prestigieuses, une bonne part des étudiants américains pratiquent le dopage cérébral censé renforcer leurs capacités intellectuelles et leur permettre d’être des winners dans la guerre des cerveaux dont ils sont convaincus que le XXIème siècle est devenu le théâtre. Des chercheurs américains y sont du reste favorables[3].

Qu’on le veuille ou non, à côté donc des programmes politiques se donnant pour fin de combattre les inégalités culturelles (à l’origine des inégalités scolaires) – et des enseignants convaincus qu’en cela consiste un des enjeux principaux de leur métier, d’autres programmes politiques, dirigés quant à eux par des finalités économiques – être compétitif dans la nouvelle “économie de la connaissance” en valorisant le “capital humain”, se donnent pour double but, premièrement, de traiter le capital humain de façon à le rendre le plus compétitif possible, autrement dit de traiter l’intelligence comme un capital économique à valoriser, et d’autre part, de distinguer les plus intelligents des moins intelligents de manière à ne pas perdre de temps dans des formations inutiles. Cette dernière finalité est rarement présentée ouvertement de la sorte, et c’est pourquoi il faut pouvoir l’analyser à partir de programme présentés – de façon mensongère – comme égalitaristes. C’est notamment le cas des “compétences-clés” déterminées, soit par l’OCDE[4], soit par l’Union européenne[5], comme les finalités de l’éducation, la formation professionnelle et la formation tout au long de la vie. Présentées comme des compétences permettant à chacun de réussir professionnellement (employabilité) ainsi que dans sa vie, elles cachent en réalité une distinction entre ceux qui n’iront pas plus loin et ceux qui feront de réelles études. C’est ce que montre très bien le chercheur belge Nico Hirtt dans ses travaux critiques sur l’approche par les compétences[6].

Ce qui revient en force en ce début de XXIème siècle, c’est la confusion entre le niveau culturel et le niveau biologique, et la théorie selon laquelle les différences entre les intelligences sont fondamentales pour analyser les inégalités scolaires.

Cette sélection entre les intelligences n’est en conséquence pas le fait des systèmes scolaires hérités de la Modernité, réputés vieux et “à réformer”, mais d’institutions politiques ainsi que d’organismes internationaux spécialisés dans le commerce et l’industrie. Elle implique aussi un lien de plus en plus serré entre l’école et le médical, comme en témoigne le fameux rapport de l’INSERM publié en 2005 sur le dépistage des troubles comportementaux dès la maternelle. A l’époque, on s’en souviendra, un collectif de psychanalystes contre-attaque en disant qu’il n’est pas possible de dépister des troubles en se contentant d’observer des comportements, qui plus est précoces – sans tenir compte donc de l’histoire de l’enfant et de son effet sur son développement futur. Dans le numéro 195 de la revue Sciences Humaines, l’un des experts de l’INSERM, défendant le rapport, déclare que “lorsqu’un enfant présente de façon chronique des symptômes du trouble des conduites, le risque de délinquance juvénile grave est statistiquement aussi important que de développer un cancer lorsqu’on est un gros fumeur, ou un problème cardio-vasculaire lorsqu’on a un niveau élevé de mauvais cholestérol. »  Autrement dit, il existe un facteur biologique – voire génétique, car on sait aujourd’hui que le développement de cancers ou de maladies cardio-vasculaires implique un déterminant génétique, derrière les troubles de l’apprentissage repérés par les enseignants : comme s’il y avait la moindre convertibilité entre un contexte hautement culturel comme l’école et des déterminants biologiques comme les gènes!  Ce sont là deux plans tout-à-fait différents, mais que l’on ramène de plus en plus l’un à l’autre, comme j’ai pu le constater dans un autre contexte, celui d’une formation à l’enseignement spécialisé, dans laquelle on n’hésitait pas à nous distribuer des extraits du “DSM 4”, nous expliquant comment repérer un “psychopathe”, un “hyperactif” ou encore un “syndrôme frontal” dans nos classes, de manière à pouvoir le signaler et appliquer un enseignement “spécialisé”. Derrière cette notion d’enseignement spécialisé, se cache en l’occurrence une discrimination, prétendûment fondée en nature (sur la base d’une classification médicale), entre ceux qui auront le droit à un enseignement véritable, et ceux qui devront se contenter de “facilitateurs” et de “médiations” leur permettant d’atteindre, péniblement, un objectif révisé a minima. En réalité, si cette discrimination ne choque pas, c’est bien davantage parce que l’on s’y est accoûtumé, que parce qu’elle n’est pas visible. Elle est en quelque sorte “entrée dans les moeurs”.  Il nous paraît évident qu’un sourd, par exemple, manque de l’ouïe, et qu’il faut que l’école l’aide, grâce à des “facilitateurs” (comme par exemple le langage des signes), à atteindre le but que d’autres, sujets sains, atteignent sans problème : parler. Or pour le né-sourd, la langue des signes est une vraie langue, certainement pas un facilitateur! Elle est sa norme langagière à lui, produit culturel qui simplement diffère du produit culturel majoritaire. La négation du droit des sourds à leur parole n’est pas une nouveauté, loin s’en faut : en revanche, ce qui revient en force en ce début de XXIème siècle, c’est la confusion entre le niveau culturel et le niveau biologique, et la théorie selon laquelle les différences entre les intelligences sont fondamentales pour analyser les inégalités scolaires.

Quand on parle aujourd’hui d’inégalités scolaires, c’est sans doute l’enjeu le plus important que celui de cette croyance en des inégalités de nature, portée d’un côté par des politiques économiques agressives qui font de la matière grise leur “capital le plus précieux”, et de l’autre par l’introduction de la neurologie dans le champs de l’éducation. Lorsque Laurent Alexandre, le transhumaniste médiatique, prophétise que “dans le monde de demain, on ne s’occupera plus des savoirs mais des cerveaux” (Ted X Paris 2014), il résume très bien cette tendance, ainsi que l’enjeu qui en découle, à savoir lutter contre le fait de voir dans les inégalités scolaires, sous prétexte d’y remédier, des symptômes d’une inégalité naturelle entre intelligences, inégalité contre laquelle in fine, seul l’eugénisme pourrait véritablement quelque chose. Du reste, presque plus d’enfants trisomiques ne voient le jour, les enfants nés sourds sont presque systématiquement implantés, etc. L’eugénisme est déjà une réalité dans la pratique de nos contemporains… Sans oublier que, dans la bourgeoisie, l’idée selon laquelle votre enfant pourrait développer son intelligence grâce à la tétée, apprendre à lire avant les autres, etc, séduit et prend la place de la promotion du plaisir d’apprendre. En d’autres termes, ce retour de la croyance en des inégalités “naturelles” n’est pas seulement le fait de lointains chinois ou américains : il est un fait parmi nos contemporains, et a intégré les comportements et les modes de vies de tout un chacun. Il est lié, en l’occurrence, à une autre croyance : celle en des individus sérialisés en compétition les uns contre les autres dans une guerre in fine économique – mais dans laquelle, on l’a vu, la matière grise” est censée jouer un rôle prépondérant. Or tant que cette croyance durera, elle fera le lit de l’autre croyance en des inégalités de nature entre individus. Mais si, au contraire, la société apparaît comme ce qu’elle est en réalité, à savoir un organisme dans lequel chaque élément est lié aux autres et leur doit son existence tout en participant au maintien de la totalité, alors cette croyance tombe d’elle-même : de même que nous devons aux abeilles de manger des fruits, nous devons à la diversité des individus (y compris intellectuelle, y compris lorsque nous les considérons – bêtement – comme “moins intelligents”) le maintien et la qualité de notre existence. Ce principe est utile à un travail sur les inégalités scolaires : au lieu de placer les élèves, et ce depuis la Maternelle, en concurrence les uns avec les autres, pourquoi ne pas leur apprendre que la différence qui existe entre eux est la plus importante des réalités, celle qui permet le vivre ensemble, sa cohésion, la qualité des liens et des rapports… sans oublier l’enrichissement personnel ! C’est en tous les cas le seul moyen de combattre cette idéologie inégalitariste qui fait le lit d’une sélection mortifère.

Angélique Del Rey

[1] www.youtube.com/watch?v=wWF7R2vs3qM

► 14:49

 

[2]http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/03/07/la-guerre-des-cerveaux_1844487_1650684.html. Extrait/citation : « Les gens pensent que c’est un sujet controversé, spécialement les Occidentaux. Ce n’est pas le cas en Chine », a déclaré au Wall Street Journal Zhao Bowen, petit génie de 20 ans qui signa son premier article dans Nature à 15 ans et qui est le patron de ce programme. Il n’existe bien évidemment pas « un gène unique de l’intelligence ».

[3] http://www.lefigaro.fr/sciences/2008/12/18/01008-20081218ARTFIG00016-des-chercheurs-favorables-au-dopage-de-l-intellect-.php. Extrait/citation : «Dans un monde où la durée de la vie profession­nelle et l’espérance de vie augmentent, les outils – y compris pharmacologiques – qui stimulent les capacités cognitives seront de plus en plus utiles pour améliorer la qualité de vie et la productivité au travail, au même titre que la lutte contre le vieillissement normal et pathologique», justifient Henry Greely (professeur de droit à Stanford) et ses collègues.

[4] http://www.oecd.org/pisa/35693273.pdf

[5]http://europa.eu/legislation_summaries/education_training_youth/lifelong_learning/c11090_fr.htm

[6] Nico Hirtt, L’École de l’inégalité. Les discours et les faits, éditions Labor/Espaces de Libertés, collection « Liberté j’écris ton nom », Bruxelles, 2004.

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