C’est cet homme que nous sommes conviés, enseignants que nous sommes, à promouvoir, à « fabriquer », à lancer sur le marché de l’embauche.
Professeurs de mathématiques, mais aussi professeurs de philosophie, d’art ou d’Education Physique et Sportive, Oyez, qu’enseignez-vous donc comme « compétences » à vos élèves ? Quelles compétences auront acquis, par exemple, les adolescents qui débattent en classe de philosophie d’un sujet quelconque ? Voilà un exercice pédagogique certes intéressant, mais qui présuppose tout de même une chose : le débat, ou plutôt ce sur quoi il porte n’a pas valeur en soi, mais doit être envisagé comme l’instrument, le moyen ou au mieux l’occasion, d’enseigner et surtout d’apprendre des choses beaucoup plus sérieuses et essentielles : des compétences ! Et là, à vous de vous associer Mesdames et Messieurs les professeurs, à la recherche des centaines de micro-compétences que permettent d’acquérir vos enseignements. A vous aussi de ranger dans les compétences dites « transversales », celles que permettent d’acquérir vos disciplines : par exemple, si vous êtes un professeur de philosophie un peu malin, le recours à la « médiation du débat » pourrait servir à développer la compétence « désir de connaître et envie d’apprendre ». A vous enfin de vous associer au développement des « compétences professionnelles » permettant à vos élèves de présenter un profil adapté et suffisamment « flexible » sur le marché du travail pour pouvoir être embauché dans des secteurs très différents. « Respecter les horaires », « adapter sa tenue vestimentaire au travail », « s‘intégrer à une équipe », ou encore « savoir à qui s’adresser en cas de nécessité » seront autant de compétences tout à fait essentielles pour l’intégration au monde du travail (malgré les apparences, ce n’est pas une invention fantaisiste, mais une liste bien réelle de compétences).
Oyez, enseignants et enseignantes, il est temps de vous mettre à l’heure de l’école des compétences, et de vous rendre enfin vraiment utiles. Cela étant, il faut reconnaître que l’analyse des compétences est plus facile dans certaines disciplines que dans d’autres : en « mathématiques » ou en « français », les compétences semblent plus aisées à définir qu’en art ou en philosophie. D’ailleurs, l’école française a lancé le désormais connu « socle de connaissances et de compétences » minimales à acquérir, censé présenter la solution idéale au problème de l’échec scolaire. Au fait, par socle de connaissances, il faut comprendre « socle de compétences » : les connaissances sont considérées comme des compétences parmi d’autres. Par exemple, en français, les connaissances grammaticales ne sont pas vraiment des connaissances, ce sont des compétences consistant à « comprendre » tout un ensemble de choses – par exemple le pluriel des noms, le pluriel des noms composés, le féminin des adjectifs qualificatifs, etc. Autrement dit, on peut diviser le savoir grammatical en micro-compétences à acquérir pour savoir lire et écrire.
L’homme des compétences va vraiment comme un gant à la société du contrôle.
D’accord, mais cette traduction des contenus d’enseignements sous la forme d’une liste finie de compétences est-il possible dans toutes les disciplines ? Qu’à cela ne tienne ! En Biologie, par exemple, des professeurs très doués sont parvenus à délivrer des attestations à des élèves pour les compétences suivantes : « savoir utiliser un microscope optique » ou encore « savoir faire un dessin d’observation des cellules sanguines en respectant des consignes précises ». Bravo à ces professeurs compétents ! Il faut cependant reconnaître que dans certaines disciplines, le formatage devient très compliqué. On se voit d’ailleurs plus ou moins forcé de renvoyer ces pauvres disciplines du côté des compétences transversales – vous savez, ces compétences qui, avec un peu de bonne volonté, pourront quand même servir à quelque chose – en leur permettant par exemple de développer le « traitement de l’information » chez l’ordinateur, oh pardon… chez l’élève, ou encore sa mémoire, ou au pire simplement ses fameux « désir et envie d’apprendre ».
Libérons-nous cela dit de nos préjugés : cette dernière compétence a son importance, notamment quand il faudra que nos anciens élèves se passionnent pour des apprentissages sans intérêts, dans le cadre d’un travail lui-même sans intérêt. Pour adhérer à l’école des compétences, il faut savoir être « ouverts » n’est-ce pas ?, et élargir un peu notre notion de compétences, en commençant par comprendre fondamentalement que connaître est une compétence parmi d’autres, et que jamais une discipline n’est seulement utile à dispenser des savoirs, mais toujours aussi à développer un ensemble de compétences transversales et bien sûr, professionnelles. Si l’on comprend cela, on sera bientôt prêts à accueillir le rêve fantastique d’un formatage total de l’enseignement scolaire en micro-compétences individuelles, permettant à l’enfant, puis à l’adolescent (et pourquoi pas à l’adulte, au moins handicapé), de constituer une série de « livrets de compétences » établissant une sorte de traçabilité des apprentissages. Parce qu’avec ce livret de compétences, on va pouvoir faire une chose formidable, on va pouvoir exercer un contrôle des apprentissages, un contrôle de leur efficacité – « l’évaluation des apprentissages » – ainsi qu’un contrôle enfin de l’intégration permise sur cette objective base. On va pouvoir tout contrôler. L’homme des compétences va vraiment comme un gant à la société du contrôle.
Et pourtant, nous sommes des professeurs et des enseignants contrariants. Nous ne pensons pas qu’il y a là la solution idéale à la crise de l’école, et à la maîtrise de son efficacité. Au contraire, nous sommes très pessimistes, et nous voilà convaincus que l’école des compétences présente une véritable menace pour la transmission du savoir ! Alors, c’est vrai que nous sommes professeurs de philosophie, d’histoire, de lettres et de littérature, d’art, et que sans doute, nos disciplines nous placent dans une perspective qui rend presque absurde cette recherche des compétences acquises grâce à nos enseignements.
On ne réduit pas sans conséquences le cours de philosophie sur la religion – occasion pour le professeur de transmettre l’origine du questionnement humain – à un simple moyen pour l’élève Martin de progresser d’un cran dans l’acquisition de sa capacité d’abstraction.
Que reste-t-il en effet d’un débat philosophique quand on l’a réduit à être le moyen de permettre aux élèves d’accéder à la « pensée abstraite », à « prendre la parole en groupe », à « apprendre à écouter le point de vue des autres et à en prendre compte dans son raisonnement », etc. ? Ce n’est pas que nous ne daignions tenir compte, dans le débat, de ces dimensions, mais celles-ci font partie de ce que Michel Foucault appelait « l’efficacité paradoxale » d’une chose, c’est-à-dire l’efficacité qu’a cette chose en dehors de celle qui était recherchée – son « efficacité linéaire ». Or s’il est vrai que le débat philosophique permet de développer chez les élèves un tas de qualités qui ne sont pas directement le but « linéaire » du débat et qui ont à voir avec l’épanouissement des capacités langagières, du respect mutuel, de la confiance en soi, de l’amitié, voire même du « désir de connaître et de l’envie d’apprendre », prendre pour but linéaire ces mêmes capacités, c’est en changer la nature parce que c’est exiger tout d’un coup qu’elles soient ramenées à des dimensions que l’on puisse obtenir d’une façon instrumentale : des compétences. Et nous pensons qu’on ne transforme pas impunément ces dimensions en compétences. Pour continuer sur un exemple, on ne réduit pas sans conséquences le cours de philosophie sur la religion – occasion pour le professeur de transmettre l’origine du questionnement humain – à un simple moyen pour l’élève Martin de progresser d’un cran dans l’acquisition de sa capacité d’abstraction. Nous pensons que cette logique est profondément barbare, parce qu’elle met l’intensif au service de l’extensif, l’immémorial au service de l’instant, l’humanité au service de l’individu, la transmission au service de la normalisation disciplinaire, et la vie au service de la machine économique.
Ceci peut choquer ou non. Quoi qu’il en soit, la chose n’avance pas masquée, bien au contraire. Dans les « Recommandations du Parlement Européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » on peut lire ceci : « Les compétences clés pour l’éducation et formation tout au long de la vie constituent un ensemble de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes appropriées au contexte. Elles sont particulièrement nécessaires à l’épanouissement et au développement personnels des individus, à leur inclusion sociale, à la citoyenneté active et à l’emploi. Les compétences clés sont essentielles dans une société fondée sur la connaissance et garantissent davantage de souplesse de la main d’œuvre. La flexibilité de celle-ci lui permet de s’adapter plus rapidement à l’évolution constante du monde caractérisé par une plus grande interconnexion. Elles constituent également un facteur essentiel d’innovation, de productivité et de compétitivité, et contribuent à la motivation et à la satisfaction des travailleurs, ainsi qu’à la qualité du travail. [1] » (Nous soulignons)
Cet utilitarisme est normatif en ce qu’il prétend se réaliser à travers l’intériorisation et la naturalisation de ces qualités « utiles » sous la forme de compétences.
Deux choses sont remarquables dans cet extrait. La première est que la transformation de l’individu en un utilisable (au profit de la société néolibérale) soit présentée comme le chemin nécessaire de son épanouissement personnel. La seconde est que la dimension abstraite de l’éducation et de la formation – être formé à s’adapter à n’importe quelle situation – soit présentée comme le meilleur moyen pour l’individu de se réaliser concrètement (personnellement). Comme s’il allait de soi que la question : « à quoi puis-je bien être utile ? », était la question que chacun d’entre nous était personnellement amené à se poser, et que l’école des compétences ne faisait alors qu’apporter la réponse en termes de formation et d’éducation. En réalité, c’est l’expression – à peine masquée – d’une société et d’une école plus normative que jamais, au sens que Foucault donnait à la norme, au sens donc d’un formatage de soi de l’individu réduisant la multiplicité de ses dimensions intérieures à ce que la société réclame de lui. L’utilitarisme de l’école des compétences est dans sa prétention à réduire les qualités des personnes à leur dimension socialement utile, et cet utilitarisme est normatif en ce qu’il prétend se réaliser à travers l’intériorisation et la naturalisation de ces qualités « utiles » sous la forme de compétences.
La pédagogie par compétence est fondée sur l’idée que tout peut-être utile, y compris les personnes. Or s’il est vrai, comme le disait l’antique sage taoïste Tchouang Tseu, qu’il y a une « utilité de l’inutile » – l’art, les rapports humains, la pensée philosophique, la connaissance du passé, etc. – l’inutile n’est cependant pas utile au même sens que l’utile, mais en un sens différent : il n’est pas sérialisable, dénombrable, cataloguable, bref séparable de la situation dans laquelle il émerge. Un élève participe un jour au débat, un jour non : le premier jour, il était dans des dispositions de travail intellectuel et de participation active, le sujet l’intéressait, le débat « prenait » ; le lendemain, des raisons différentes ont fait qu’il n’a pas pris la parole et est resté en retrait. Mais comment penser qu’il faille exiger de lui qu’il participe « parce qu’il possède la compétence A1 nommée « participative » » ? Or c’est ce qu’exige la pédagogie par compétences – et qui nous est parvenue via le « socle », l’éducation prioritaire et l’éducation spécialisée (en direction des « handicapés »), compétences elles-mêmes donc inscrites dans un « cadre de référence européen de compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie ». Ce qu’elle exige au fond, c’est de fabriquer à l’école un (homme) utilisable en fonction des contextes et des besoins.
Le modèle de l’école des compétences est celui d’un homme qui ne possède pas d’unité véritable, mais seulement une unité par agrégation d’éléments dispersés.
Les compétences renvoient à ce que Musil appelait des « qualités sans hommes » : des qualités séparées ou séparables de leur substrat, des fonctions variables, permettant aux individus d’être utiles dans des situations diverses – et comme on le sait, plus la machine a de fonctions, plus elle a de chances de servir. Les compétences ne sont pas les qualités. Les qualités sont concrètes. Elles ne sont pas séparables des situations dans lesquelles les personnes ont vécu et vivent, sont inscrites et donc pensent et agissent. Un enfant, un adolescent, un adulte, développent telle ou telle qualité en fonction de leur histoire, leur environnement, leur éducation, ainsi que les différentes situations qu’ils traversent. Nous ne voulons pas dire que les personnes ne sont pas susceptibles de développer des capacités propres à « fonctionner » dans des situations différentes, mais ce qui fait que ce sont des qualités plutôt que des compétences, c’est qu’elles ne peuvent ni être développées, ni être « utilisées » d’une façon purement abstraite, indépendamment des situations auxquelles elles s’articulent. C’était le sens de notre exemple sur l’élève qui participe ou non au débat, et cet exemple peut être généralisé à la façon dont l’élève mène son apprentissage. Les professeurs connaissent des centaines de ces histoires : untel était « bon en math » avec Mme Duval et devient « mauvais » avec M. Martin, ou encore il était « bon élève » à l’école X, et devient « mauvais » à l’école Y ; tel autre a beau travailler, il ne fait aucun progrès pendant des mois, puis en fait brutalement alors qu’il fournit « moins d’effort », etc. Le sens de ces exemples, c’est qu’on ne peut pas abstraire l’apprentissage de la situation d’apprentissage, et en codifier à la fois les étapes et le sens, sans imposer à l’élève à la fois une norme abstraite de la façon dont il doit apprendre et un modèle abstrait « d’homme par agrégation » (Leibniz). L’homme des compétences, c’est l’homme par agrégation. Et Leibniz avait sans doute raison de dire que « là où il n’y a que des êtres par agrégation, il n’y aura pas même d’êtres réels. » Le modèle de l’école des compétences est celui d’un homme qui ne possède pas d’unité véritable, mais seulement une unité par agrégation d’éléments dispersés. Car vouloir qu’un élève acquière d’une façon normative une série de compétences prédéfinies, c’est oublier qu’aucune unité vivante ne se forme, dans un second temps, par agrégation d’éléments abstraits, mais que c’est au contraire de l’unité déjà existante que provient l’acquisition de dimensions d’êtres, donc pas totalement séparables de l’unité en question. C’est pourquoi les qualités sont différentes en fonction des personnes ainsi que des situations traversées, parce qu’elles dépendent de l’unité des personnes et des situations, ainsi que de la façon dont, par affinités électives, la personne s’articulera objectivement avec des dimensions rencontrées en situation.
La « solution » au problème de l’efficacité de l’école ne peut certainement pas être trouvée dans des stratégies et des dispositifs abstraits comme le « livret de compétences »
Nous défendons quant à nous une école à l’opposé de l’école des compétences : une école qui protège la transmission des savoirs ainsi que l’éducation des élèves sur la base d’une pensée des affinités électives et de l’importance du développement des lieux de vie. Ce n’est pas que nous prétendions qu’il soit impossible d’éduquer sur le principe de l’acquisition de certaines capacités susceptibles de s’adapter à des contextes différents. Mais nous contestons la réduction de la transmission des savoirs à l’acquisition de micro-compétences à la fois abstraites, individuelles et individualisantes, synchroniques et utilitaires, destructrices de dimensions aussi bien pour l’élève que pour les savoirs et la culture. De notre point de vue, nous qui sommes professeurs de philosophie, d’art, de musique, de lettres et de littérature, mais aussi de mathématiques et de français, nous qui connaissons des situations très différentes d’enseignement, établissements, régions, contextes sociaux et culturels, la « solution » au problème de l’efficacité de l’école ne peut certainement pas être trouvée dans des stratégies et des dispositifs abstraits comme le « livret de compétences », mais dans la multiplicité des expériences et des dispositifs concrets qui s’expérimentent un peu partout à l’école et permettent aux enseignants comme aux élèves, comme aux établissements, comme enfin à l’école française de développer des qualités propres. Quant à l’efficacité, elle est pensable autrement que sur un mode utilitariste. Un établissement qui est un « lieu de vie », une classe ou une situation qui se mettent à fonctionner comme un ensemble organique sont des dispositifs dans lesquels les élèves peuvent, en participant eux-mêmes à cette situation, à cette classe, à cet établissement, développer des qualités qui leur seront propres, et surtout qui seront concrètes. Des qualités vivantes plutôt que des compétences mécaniques.
Et cela, en faisant confiance à des solutions locales – qui font et ont fait la preuve de leur « compossibilité » – plutôt qu’en cherchant à faire appliquer des solutions globales aux enseignements, sur fond d’une conception sérialisée des élèves, des enseignants, et des « compétences à acquérir » à l’école.
Angélique Del Rey, professeure de philosophie au CMPA de Neufmoutiers en Brie.