La vie organique face à la mécanisation du vivant

Entretien avec Miguel Benasayag – propos recueillis par Falk van Gaver.

Falk van Gaver : Sous l’effet des nouvelles technologies et des paradigmes de pensée dominants, les sociétés contemporaines sont menacées par ce qu’on pourrait appeler un « réductionnisme mécaniciste ». Tout ce qui est organique se trouve potentiellement happé par un processus de mécanisation, de machinisation, qui risque de nous faire perdre notre « singularité » d’êtres vivants. Dans votre dernier livre, précisément intitulé La singularité du vivant, vous vous interrogez sur la signification de la vie, que vous définissez comme un « phénomène de contexte ». On peut s’étonner à cet égard que le mot « nature » n’apparaisse jamais dans votre réflexion, et que vous lui préfériez la notion de « vivant ». La nature n’est-elle pas pourtant ce qui résiste par définition au réductionnisme de la mécanique, de l’inertie et de la stagnation, en tant qu’elle est selon son étymologie grecque la phusis (« croissance »)?

Miguel Benasayag : J’essaye simplement de penser au-delà de la catégorie de nature. J’aime la réflexion de Philippe Descola autour de cette notion, mais, si l’on veut se montrer plus matérialiste et plus objectif, il vaut mieux se contenter de dire que le vivant produit dans son ensemble des dimensions que je qualifie de mixtes : la culture, la langue, la technique. Je ne pense donc même pas « par-delà nature et culture », pour détourner la formule de Nietzsche, mais indépendamment de cette préoccupation. Je pars simplement du constat selon lequel le vivant constitue le plancher phénoménologique de l’existence. J’ai beaucoup étudié les philosophes néoplatoniciens et je trouve leur idée d’« ineffable » très intéressante. Or, la nature est presque de cet ordre : c’est la source d’émanation ineffable de la vie. Puisqu’elle est ineffable, je n’ai rien à en dire et c’est pourquoi je laisse tout ça de côté. Moi, je préfère parler de « dynamique du vivant ».

La vie n’est pas une propriété privée, c’est un champ auquel nous appartenons.

D’ailleurs, il n’y a non plus pas d’« êtres vivants », au sens strict. Il y a plutôt des êtres qui participent à la vie. En biologie, je ne peux pas concevoir d’être vivant, car, pour déterminer ce que serait un tel individu, il faudrait que je le considère comme une monade aux contours étanches, ce que contestent les données expérimentales actuelles. Les derniers travaux de microbiologie consacrés au biotope intestinal concluent par exemple que, sur dix cellules qui composent notre corps, il y a neuf bactéries pour chaque seule cellule somatique. Voilà également pourquoi j’utilise le concept de champ biologique comme un ensemble structuré et organisé où il est possible de découper et d’identifier des unités vivantes. Les transhumanistes pensent que la vie est quelque chose que je possède et que je pourrais vouloir garder, comme une propriété qu’on conserve ; mais c’est une illusion. La vie n’est pas une propriété privée, c’est un champ auquel nous appartenons.

 

F. v G. : Vous opposez à la « singularité » des transhumanistes la singularité du vivant : pourquoi reprendre ce terme clef du vocabulaire transhumaniste ? La singularité désigne pour eux le moment où le développement des intelligences artificielles atteindra un point tel que les IA s’autonomiseront, s’affranchiront de leurs créateurs et provoqueront par leur supra-intelligence un emballement technologique inédit que l’homme ne parviendra même plus à comprendre, avec des répercussions sociétales imprévisibles. Dans votre propre vocabulaire, en revanche, la singularité est ce qui spécifie le propre du vivant face au risque permanent de la mécanisation. Avez-vous choisi ce terme délibérément, pour vous opposer au transhumanisme?

M. B. : Je n’y avais pas précisément pensé au départ, mais la coïncidence est heureuse. En récupérant le terme de « singularité », nous reprenons ce que les transhumanistes nous ont volé. Pour les transhumanistes, la singularité représente ce qui échappe au continuum, à la série, c’est-à-dire à la continuité sérielle de tout ce qui est. Ils envisagent la singularité en un sens messianique, comme l’émergence d’un nouveau mode d’existence de la vie, d’un moment où l’existence ancienne accède à un stade nouveau. Personnellement, je parle de « singularité » en un sens spinozien : j’y vois une unité dotée d’une intentionnalité et d’une puissance d’agir, ou en d’autres termes ce qui possède un pour-soi, comme racine de l’acte. L’ensemble du monde vivant possède cette singularité.

Qu’est-ce qui, irréductiblement, distingue le vivant du digital ?

Que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la robotique ou de la biologie, nous devons faire l’effort de définir ce qu’est la singularité du vivant, par contraste avec l’appareil digital. Qu’est-ce qui, irréductiblement, distingue le vivant du digital ? Voilà la question fondamentale. La différence entre les deux ordres n’est pas seulement quantitative, comme le pense l’opinion dominante actuelle. Pour moi, il y a en fait un seuil qualitatif, qui marque précisément une singularité. Si je suis d’accord pour constater une continuité de substance entre l’artefact et l’organisme, j’affirme en revanche qu’il y a, entre les deux, une discontinuité radicale de fonctionnement.

 

F. v G. : La tradition mécaniste portée notamment par Descartes pense les organismes comme des machines. Qu’est-ce qui vous gêne dans cette conception ? Pourquoi en appelez-vous à une philosophie de l’organisme contre l’obsession mécaniste?

M. B. : La différence entre un corps inerte et un corps vivant tient en ceci que le corps vivant est doté d’un pour-soi, d’une intentionnalité. Les mécanicistes pensent la vie comme si elle était le caractère dénombrable des éléments d’un organisme. Bien sûr, ces éléments dénombrables sont nécessaires à la vie, mais ils ne sont pas suffisants pour la définir. Il faut tenir compte en effet du principe de négativité, qui, dans la langue philosophique, désigne le devenir : un être se nie en évoluant, en devenant quelque chose d’autre que lui-même, tout en continuant d’être. Je ne suis pas pour autant vitaliste, car le vitalisme implique de concevoir une force extérieure à la matière. Mais le vivant n’en reste pas moins à mes yeux un devenir, un pour-soi animé d’une intentionnalité. Le pour-soi n’est pas quelque chose de plus que l’en-soi : il est une dynamique de négation permanente.

Le vivant désigne des corps en interaction, organiquement liés les uns aux autres.

La pensée mécaniste a permis aux sciences d’étudier avec succès bien des phénomènes, de mener bien des expériences probantes : c’est un réductionnisme qui peut être opératoirement utile, et qui fait avancer une certaine forme de connaissance. Nous voyons ce que nous voyons, et il est intéressant de le voir. Mais ce n’est qu’une fixation sur la chair, et non une prise en compte du corps. Le vivant n’est pas la chair. Le vivant désigne des corps en interaction, organiquement liés les uns aux autres.

À travers ma philosophie de l’organisme, je rends hommage à la philosophie de la concrescence d’Alfred North Whitehead : la concrescence signifie le fait de « croître ensemble ». Je cherche à l’aide de ce terme à rendre compte d’un devenir permanent qui ne se réduit pas aux éléments en présence. La chair, ce sont les éléments en présence. Il y a de la chair, expérimentalement, devant moi, quand j’examine empiriquement un corps et que je tente de le dénombrer en éléments. Mais ce n’est qu’un point de vue du vivant porté sur les éléments qui sont là. La chair non plus, en fait, n’est jamais là telle qu’on la voit. Quand je parle de chair, je tombe dans un abîme sans fin. La chair, ce sont des molécules ; les molécules, ce sont des atomes. C’est en ce sens que la chair est un simple point de vue du vivant, parce qu’il n’y a pas de point d’arrêt à son dénombrement.

Le non-vivant peut être découpé à volonté par le vivant. Le corps, au contraire, désigne ce qu’on ne peut pas disséquer matériellement. Ou alors, si on le dissèque, on ne peut pas le réassembler. Une fois que j’ai découpé la grenouille, je ne peux pas en refaire une grenouille. Les spécialistes de la biologie moléculaire s’imaginent volontiers qu’ils vont un jour parvenir à réassembler la grenouille, fidèles en cela au modèle mécaniste cartésien. Mais ils n’y sont pas encore parvenu ! On ne découpe et ne reconstruit pas un être vivant comme on découpe et reconstruit une horloge.

C’est le champ biologique qui est proprement vivant, pas la chair isolée.

Un scientifique américain a certes créé une bactérie en laboratoire. Il y est arrivé une fois, et l’on verra bien s’il y arrive de manière répétée, ce dont je doute. Mais, si l’on peut faire en sorte qu’un assemblage s’incorpore et fonctionne dans un ensemble biologique, on ne peut pas pour autant créer une bactérie de façon isolée. En fait, ce scientifique a seulement fabriqué un ensemble proto-biologique qui, incorporé dans le champ biologique, s’est mis à fonctionner. Souvent, de telles créations sont très vite phagocytées par l’ensemble, et c’est pourquoi les scientifiques peinent à faire aboutir le processus d’incorporation. Mais, même quand ils y arrivent, ils ne modifient pas les termes de notre problématique philosophique de fond : le vivant en tant que tel reste en réalité non dissécable et non constructible. C’est le champ biologique qui est proprement vivant, pas la chair isolée.

 

F. v G. : Qu’avez-vous à reprocher au transhumanisme ? Après tout, l’humain n’est-il pas toujours par essence un hybride de nature et de culture ? Et, si c’est le cas, s’il n’y pas de nature humaine, si nous sommes tous déjà des hybrides, pourquoi s’arrêter, et pourquoi ne pas accentuer cette hybridation ? Pourquoi ne pas suivre en somme la route du progrès scientifique et technologique, qui paraît être le véritable sens de l’Histoire, bien davantage en tout cas que le progrès rêvé des utopies sociales?

M. B. : Les transhumanistes ne parlent pas d’hybridation, ils parlent de dépassement des limites du vivant. La médecine réparatrice implante des prothèses pour faire fonctionner ce qui ne fonctionne plus : le cerveau intègre cette prothèse dans son schéma corporel, comme il incorpore la canne de l’aveugle. Cette médecine réparatrice garde comme principe que le vivant est à lui-même sa propre fin. Dans l’augmentation transhumaniste, le vivant devient au contraire transitif, dans le sens où il est déterminé par une autre fin que la sienne propre : il est augmenté au nom d’un principe extra-organique, généralement corrélé aux principes néolibéraux de productivité, d’efficacité et de rentabilité.

La pensée transhumaniste est une pensée mystique, d’inspiration plus ou moins platonicienne.

En outre, la vision transhumaniste sépare le vivant de son ensemble, de son contexte. Les transhumanistes sont à ce titre hypermodernes, puisqu’ils exacerbent la différence entre nature et culture, caractéristique des modes de pensée modernes. L’homme est du côté de la culture, et la nature constitue ce qu’il faut vaincre, y compris en nous. Plus qu’une pensée de l’hybridation, la pensée transhumaniste est une pensée mystique, d’inspiration plus ou moins platonicienne. Les transhumanistes croient que les idées peuvent circuler sur des circuits intégrés, indépendamment des corps, et que nos corps ne sont donc que des simulacres, ou en tant cas des quantités superflues, des morceaux de chair isolables, au même titre que nos idées sont isolables elles aussi. Ces savants fous ne réaliseront jamais leurs ambitions. Mais, en poursuivant cette finalité absurde, ils nous causent beaucoup de tort, notamment parce que leur idéologie infléchit le domaine de la recherche biologique et la détourne de travaux beaucoup plus porteurs.

Moi, contrairement aux transhumanistes, je préfère le néoplatonisme à la pensée de Platon. La philosophie néoplatonicienne est à mon avis beaucoup plus « néo » que « platonicienne », si vous me permettez cette boutade. Je veux dire par là que les néoplatoniciens rompent avec Platon plus qu’ils n’héritent de sa pensée. Pour eux, il n’y a pas de monde des idées coupé des corps-simulacres. Les corps sont les émanations des idées, de sorte que corps et idées sont inséparables. De ce point de vue, Leibniz, Spinoza et Marx sont des néoplatoniciens modernes !

 

F. v G. : Vous vous inscrivez donc dans une perspective moniste et matérialiste, et vous rattachez le transhumanisme à la perspective dualiste, qui sépare la matière et les idées. Pourtant, le réductionnisme mécaniste propre à la philosophie transhumaniste donne plutôt le sentiment au premier abord d’être un matérialisme pur…

M. B. : Non, car les transhumanistes veulent un retour à la chair. Mon corps, pour eux, n’est que de la chair. Ce sont des molécules assemblées, et réassemblables. Les transhumanistes sont des platoniciens radicaux en ce sens que l’idée chez Platon est une unité d’information. Pour les transhumanistes, tout est information, et tout est algorithmique. Les corps ne sont que des simulacres par rapport à l’algorithme-vérité. Norbert Wiener, le père fondateur de la cybernétique, était convaincu qu’on pourrait bientôt « télégraphier un homme ». Dans cette perspective, le corps n’est que la manifestation d’un ensemble d’algorithmes ; on peut dès lors transmettre l’information contenue dans l’ADN sur un support artificiel. Je n’y crois pas du tout, quant à moi, car l’ADN n’est pas juste un support pour de l’information. Il y a un rapport matériel, objectif, concret, entre l’ADN, la cellule, le cytoplasme, le noyau, etc. Il faut que tout ça se manifeste dans un contexte pour que ce qu’on appelle le « gène » s’exprime. L’expression d’un gène dépend de tant de choses que ce gène n’est en lui-même qu’un détail. La notion de gène égoïste relève d’un idéalisme ridicule, qui accorde au gène un statut d’essence, alors qu’il n’est que la composante d’une dynamique globale !

 

F. v G. : Il y a semble-t-il une forte résistance des populations au transhumanisme. On peut donc dire que c’est un paradigme dominant dans la simple mesure où il domine la pensée des élites dominantes, et non la pensée majoritaire. Pourtant, l’opinion publique est désarmée conceptuellement pour lutter contre cette idéologie. Dès lors, quel pourrait être le paradigme alternatif au transhumanisme ? L’écologie a-t-elle les moyens de jouer ce rôle?

M. B. : J’ai déjà débattu publiquement avec Laurent Alexandre, qui est bien entendu un grand promoteur du transhumanisme en France. Je lui avais demandé avec ironie : « Où mettra-t-on tous les hommes immortels que vous allez fabriquer grâce à votre super-technologie ? » Il m’a répondu : « Les hommes vont se limiter eux-mêmes dans leur procréation, car ce sont des êtres rationnels et raisonnables… » « Ah bon, lui ai-je répondu, nous sommes toujours des êtres rationnels et raisonnables? » « En admettant même que nous ne le soyons pas, a-t-il conclu, et en admettant donc que nous continuions de nous reproduire, nous finirons par conquérir une autre planète et nous installerons notre excédent démographique là-bas ! » Comme vous le voyez, ce genre d’idéologie repose sur des croyances parfois invraisemblables, et difficiles à faire vaciller ; il faudra que des croyances au moins aussi fortes parviennent à s’imposer si nous voulons avoir une chance de les combattre.

Un paradigme est dominant quand l’irréfléchi du quotidien se trouve ordonné par lui.

Nous en sommes loin pour l’instant. Les croyances qui contestent le paradigme dominant ne font pas mouche, elles sont anachroniques, mal adaptées à l’esprit du temps, car nous sommes tous gangrenés par la technologie. Le monde digital domine toutes nos pratiques. Faire valoir des pratiques alternatives nécessite d’ailleurs une grande force de volonté. Ces luttes alternatives sont justes, mais elles ne font pas monde. Il n’y a donc pas de nouveau paradigme émergent. D’ailleurs, les militants eux-mêmes sont convaincus que les paradigmes alternatifs sont importants, sur le plan de la justice, mais ils n’y accordent pas assez de crédit ici et maintenant pour adapter leur vie en conséquence. Ils veulent bien changer le monde, mais ils ont autre chose à faire avant. Au fond d’eux, ils savent bien que le monde ne changera pas, pas tout de suite, pas grâce à eux. Un paradigme est dominant quand l’irréfléchi du quotidien se trouve ordonné par lui. Et, actuellement, nous sommes tous en grande partie conditionnés par le digital. Nous attendons toujours l’émergence d’un nouveau récit qui pourra reconditionner nos actes, en espérant que cette croyance alternative s’imposera à temps pour sauver la vie contre l’horreur en gestation.

Mais il est peu probable que ce récit découle d’une volonté rationnelle, délibérée, des militants eux-mêmes. Créer des kibboutz, c’est très beau, mais c’est un peu contre-nature : cela relève du surmoi militant, mais ça ne change pas le monde. Nous devons accompagner le développement des nouveaux modes de vie d’un regard critique ; mais nous devons nous méfier aussi du volontarisme, qui aboutit à des aberrations. Je pourrais prendre l’exemple de Pol Pot, à gauche, dans mon propre camp.

 

F. v G. : Comment faire monde ? Vous définissez les corps comme situés et localisés dans un « territoire d’enracinement ». Vous écrivez aussi que « l’homme est un être qui puise absolument ses racines dans la terre, dans le champ biologique ». Est-ce cet enracinement qui permet de faire monde?

M. B. : Revendiquer la territorialisation des corps peut être un point de départ. Mon ordinateur fonctionne de la même façon à Paris ou en haute-altitude, dans les montagnes, mais ce n’est pas le cas de mon corps ni de mon cerveau. Mon corps et mon cerveau sont particulièrement réceptifs à leur environnement. C’est le propre des organismes, par opposition aux objets mécaniques.

On voit aujourd’hui l’émergence de nouveaux sujets de droit dans la pensée juridique : les forêts, les fleuves, les grands singes. Je suis convaincu que l’animisme – ou qu’un nouvel animisme – occupera une place centrale dans les paradigmes en gestation. Nous renoncerons progressivement au sujet de droit cartésien classique : celui de l’individu humain. Et nous nous demanderons plutôt : Quelles qualités fondent un sujet de droit? Même la machine sera concernée. Nous nous demanderons aussi si la machine peut être un sujet de droit.

Deux types d’animisme sont en conflit.

Aucun animiste ne croit bêtement que la montagne a une intentionnalité ; l’animisme constate seulement que la montagne fait partie d’un soubassement d’où émerge une intentionnalité, ce qui est évidemment très différent. Prêter de l’âme à l’inerte signifie qu’il y a un ensemble qui fait soubassement, et d’où émerge le sens. En fait, deux types d’animisme sont en conflit. Il existe tout d’abord un animisme dominé par l’algorithme, par la nouvelle économie, qui est à mon avis destructeur ; et il existe un animisme organique. L’une de ces tendances finira par l’emporter.

 

F. v G. : Vous critiquez le projet de déclaration de droit des robots, car il s’appuie pour vous sur un réductionnisme mécaniciste. Pourquoi ne pas donner une certaine considération aux entités artéfactuelles que nous avons créées, plutôt que de les traiter comme de simples objets d’usage, jetables ? Au lieu de rabattre l’organisme sur la machine, on rabattrait alors analogiquement la machine sur l’organisme.

M. B. : Certains juristes veulent faire des grands singes des sujets de droit. Mais il y a une grande différence entre les singes – ou même les forêts et les fleuves – et les machines. Les forêts et les fleuves sont des éléments organiques du paysage, comme les singes. Les machines sont en revanche transitives, et non intransitives : leur finalité est établie par autre chose qu’elles-mêmes. Pour le moment, rien ne permet d’étendre la qualité de sujet de droit à la machine, parce qu’en étant purement transitive, elle est un autre du vivant, créé pour servir le vivant. Les juristes peuvent accorder la qualité de personne juridique aux singes, aux forêts ou aux fleuves, mais pas aux machines. Il y a une unité organique de l’homme, de l’animal et de leur environnement. Mais il n’y a pas d’unité organique avec la machine digitale. La machine s’incorpore au monde organique, sans s’intégrer au pour-soi des sujets, ni avoir de pour-soi en propre. Elle n’a pas de devenir intrinsèque. Selon moi, elle ne peut donc pas être un sujet de droit.

 

F. v G. : Pourquoi devrions-nous respecter la vie ? Qu’est-ce qu’il y a à respecter dans les êtres vivants?

M. B. : Rien. Il n’y a aucune raison transcendante de respecter la vie. J’oppose en revanche l’ordre du fonctionnement à l’ordre de l’existence. Plus nous fonctionnons, moins nous existons. L’existence est ce qui se manifeste comme négativité permanente du fonctionnement. Nous sommes menacés par l’avancée d’un fonctionnement qui capture notre existence et en fait elle-même une pure fonctionnalité. Je ne crois pas aux principes sacrés. Mais, en tant qu’existants, nous avons un conatus (Spinoza), qui nous fait persévérer dans notre être. Voilà pourquoi nous essayons de ne pas nous laisser gagner par l’ordre du fonctionnement, qui est un principe de mort. Nous devons donc identifier les pratiques d’existence qui ne peuvent être réduites à un fonctionnement, afin d’exister d’autant plus et d’autant mieux.

 

F. v G. : Parmi ces pratiques qui pourraient résister à l’hégémonie du fonctionnement, au mécanisme général impliqué par la multiplication des machines, vous insistez sur le respect des rythmes, qui sont du côté du biologique, de la « nature », et vous insistez aussi sur le respect des rites humains ou animaux, qu’on place traditionnellement du côté de la « culture ». Vous croyez à l’importance de leur accord, de leur harmonie, mais vous montrez que nos rites peuvent aussi se désaccorder de nos rythmes naturels, avec des effets potentiellement désastreux…

M. B. : Les rythmes sont en effet du côté de la « nature », si l’on veut bien employer ce terme ; et les rites sont du côté des mythes, de la « culture ». Mais il existe une forte perméabilité entre les deux. Quand on veut abolir tous les rites dans une société, quand on veut accélérer le temps, on prend le risque de ne plus épouser les rythmes du champ biologique. Certes, la nature est inconnaissable, et il est impossible de dire si un rite est réellement en accord avec la nature. Mais il vaut mieux tout de même partir du principe qu’il existe une telle consonnance. Toute rythmicité n’est qu’une hypothèse qui fonctionne plus ou moins. Mais le fait est qu’on protège la vie en reconnaissant la rythmicité du monde, c’est-à-dire la cyclicité du temps ; et le fait est qu’on nuit à la vie en cherchant à lui imposer une linéarité qui est aux antipodes du mode de fonctionnement biologique. Nous n’avons pas de connaissance en soi des rythmes de la nature, mais nous pouvons constater opératoirement qu’il semble bien y avoir un rythme et que ces rythmes sont nécessaires à la vie. C’est un des enseignements de la phénoménologie du monde.

Il y a dans la phénoménologie une modestie savante dont il ne faut pas s’éloigner.

Je me suis intéressé à beaucoup de courants philosophiques tout au long de mon parcours : le structuralisme, le positivisme, j’ai travaillé pendant des années avec Alain Badiou. Mais, très jeune, je me suis passionné pour l’existentialisme et la phénoménologie, et j’ai toujours fini par y revenir. C’est la raison pour laquelle je préfère le taoïsme au confucianisme, le néoplatonisme au platonisme, et Spinoza à Descartes. Il y a dans la phénoménologie une modestie savante dont il ne faut pas s’éloigner. Je ne parle pas d’une humilité triste, chrétienne, mais d’une modestie joyeuse.

 

F. v G. : Votre livre se clôt sur cette question finale : « Qu’est-ce qui, dans l’humain, et sous quel mode, peut participer à la défense de la vie? » La question pourrait vous être renvoyée : quelle serait votre réponse?

M. B. : Je crois que nous devons retrouver le noyau organique du vivant, en l’homme, et ne pas prendre l’humain comme ce qu’il faut défendre à tout prix. L’humain est porteur d’un noyau organique précieux. Mais si l’on reste trop collé à l’étiquette d’« être humain », on se fourvoie. Tout ce que nous sommes n’est qu’un soubassement pour une sorte de pari à opérer dans chaque situation. Concevoir l’individu de manière figée, comme une essence inviolable, serait absurde. Il faut éviter la mauvaise foi, aurait dit Sartre. Or, vouloir être humain dans chaque situation serait de la mauvaise foi. Cela nous figerait dans un mode d’être réducteur, privé d’évolution, de devenir, replié sur un sentiment de permanence illusoire. Cela nous arracherait au monde organique dont nous participons. Parfois, il faut savoir être animal, ou bien forêt, ou bien culture, ou bien livre… Lorsque les talibans d’Afghanistan font sauter les bouddhas – même si je suis du côté du taoïsme plutôt que du bouddhisme –, j’estime que c’est une situation où l’on peut risquer sa vie pour défendre des statues. Certains diraient qu’il faut privilégier l’humain avant tout, la survie humaine avant tout, parce que cette vie individuelle est un principe sacré. Je ne le crois pas. Il arrive qu’une statue mérite d’être défendue, même au risque de la vie d’un humain, d’un chien ou d’un arbre.