« S’il est minuit dans le siècle »

Voici un texte que notre ami Edgar Morin nous a fait parvenir. Le savoir intéressé par nos travaux, en grande partie inspirés de son travail, nous fait très plaisir, et nous sommes heureux de pouvoir partager ici ses réflexions.

S’il est minuit dans le siècle

Ce fut le titre du livre de Victor Serge publié en 1939 année du pacte germano-soviétique et du dépeçage de la Pologne. Il était effectivement minuit et une nuit irrévocable allait s’épaissir et se prolonger cinq ans. Ne sommes-nous pas dans le minuit du XXIème siècle, évidemment différent de celui du siècle dernier ?

Deux guerres sont en cours, l’une en Ukraine a déjà mobilisé une partie du monde par aide économique et aide militaire, avec une radicalisation et un risque d’élargissement du conflit. La guerre d’Ukraine a vu l’échec de la Russie à annexer l’Ukraine mais son maintien dans les régions antérieurement séparatistes russophones et elle se développe via livraisons d’armes et soutien économique entre les États-Unis, guidant l’Occident européen, et la Russie.

Cette guerre a entrainé déjà des conséquences considérables : l’autonomisation diversement avancée du sud planétaire par rapport à l’Occident, la dépendance accrue de l’Europe occidentale, le resserrement d’un bloc Russie-Chine. Le blocus de la Russie l’a partiellement affaiblie mais a stimulé son développement scientifique-technique notamment dans le domaine militaire.

Cette guerre continue et s’aggrave en violences et haines, tandis qu’un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Moyen Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre, suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza (22.000 morts le 14 janvier 2024). Ces carnages accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes ont réveillé la question palestinienne endormie. Ils ont montré à la fois l’urgence, la nécessité et en même temps l’impossibilité d’une décolonisation de ce qui reste de la Palestine arabe et de la création d’un État palestinien.

Comme nulle pression n’est, ni ne sera exercée sur Israël pour arriver à cette solution, on ne peut prévoir qu’une aggravation, voire un élargissement de cet horrible conflit qui nous donne une leçon tragique de l’Histoire, en montrant que les descendants d’un peuple persécuté pendant des siècles par l’Occident chrétien puis raciste, peuvent devenir à la fois persécuteurs et le bastion avancé de cet Occident lui-même dans le monde arabe.

En même temps des conflits se multiplient au sein des nations ou entre nations, entretenus par l’antagonisme virulent entre trois empires : États-Unis, Russie, Chine. Ces guerres aggravent la conjonction de crises qui frappent les nations, s’entretenant les unes aux autres dans une sorte de polycrise qui va s’amplifiant (à la fois écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle).

La dégradation écologique de la biosphère terrestre affecte les sociétés humaines par leurs pollutions urbaines et les pollutions rurales aggravées par l’agriculture industrielle.

L’Hégémonie d’un profit incontrôlé (qui est une cause majeure de la crise écologique) accroit dans chaque nation et sur toute la planète les inégalités. 

Les qualités notre civilisation se sont dégradées et ses carences se sont accrues, notamment dans l’accroissement des égoïsmes et la disparition des solidarités traditionnelles.

La démocratie est en crise sur tous les continents et est de plus en plus en plus remplacée par des régimes autoritaires qui, en disposant des moyens de contrôle informatique sur les populations et individus, tendent à former de sociétés de soumission qu’on pourrait appeler néo-totalitaires.

La mondialisation n’a créé aucune solidarité; les Nations unies sont de plus en plus désunies.

Cette situation paradoxale s’insère dans un paradoxe global propre à l’humanité.

C’est le paradoxe d’un progrès scientifique-technique qui continue de façon prodigieuse dans tous les domaines, et c’est ce progrès qui est cause des pires régressions de notre siècle. C’est lui qui a permis l’organisation scientifique du camp d’extermination d’Auschwitz qui fit plus d’un million de morts, c’est lui qui a permis la conception et fabrication des armes les plus destructrices jusqu’à la première bombe atomique qui fit 200.000 morts. C’est lui rend les guerres de plus en plus meurtrières. C’est lui qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète.

Notons ce qui est difficile à concevoir, que le progrès des connaissances, en les multipliant et les séparant par des barrières disciplinaires, a suscité, lié à une domination du calcul dans un monde de plus en plus technocratique, une régression de la connaissance incapable de concevoir la complexité du réel et notamment des réalités humaines, ce qui a provoqué une régression de la pensée devenue aveugle au cours de l’histoire qui nous entraine. Ce qui s’accompagne du retour des dogmatismes et des fanatismes, d’une crise de la moralité dans le déferlement des haines  et des idolâtries

Nous allons vers de probables catastrophes. Le mot exorciste de catastrophisme donne une sérénité illusoire alors que la marche du monde va vers des catastrophes probables.

La polycrise que nous vivons sur toute la planète est une crise anthropologique ; c’est la crise de l’humanité qui n’arrive pas à devenir Humanité.

Il fut un temps pas si lointain où l’on pouvait envisager un changement de voie. Il semble que ce soit trop tard.

Certes l’improbable et surtout l’imprévu peuvent advenir.

Nous ne savons pas si la situation mondiale est  seulement désespérante ou vraiment désespérée

Cela signifie qu’il faut, avec ou sans espérance, avec ou sans désespérance, passer à la résistance.

Le mot de résistance évoque irrésistiblement la résistance des années d’occupation (1940-45) dont les débuts du reste très modestes furent rendus difficiles par l’absence d’un espoir prévisible après la défaite.

L’absence d’espoir prévisible est semblable mais les conditions sont différentes : nous ne sommes pas présentement sous une occupation militaire ennemie, mais nous sommes dominés par de formidables puissances politiques et économiques et menacés par l’instauration d’une société de soumission, nous  sommes seulement condamnés à subir la lutte entre deux géants impériaux et l’éventuelle irruption guerrière du troisième, nous sommes entrainés dans une course apparemment prévisible vers des désastres, qui comporte inévitablement de l’incertain et de l’imprévu.

Les bastions de la Résistance sont dans les esprits. La première et fondamentale résistance est la résistance de l’esprit. Elle nécessite de résister à l’intimidation de tout mensonge asséné comme vérité, à la contagion de toute ivresse collective, elle nécessite de ne jamais céder au délire de la responsabilité collective d’un peuple ou d’une ethnie, elle exige de résister à la haine et au mépris, elle prescrit le souci de comprendre la complexité des problèmes et des phénomènes plutôt que de céder à une vision partielle ou unilatérale. Elle requiert la recherche et la vérification des informations et l’acceptation des incertitudes. 

La résistance comporterait aussi la sauvegarde ou la création d’oasis de communautés dotées d’autonomie relative (agro-écologique) et de réseaux d’économie sociale et solidaire.

La résistance supposerait aussi la coordination et la reliance des associations vouées aux solidarités et au refus de haines.

La résistance préparerait les jeunes générations à penser et agir pour les forces d’union de fraternité,  de vie et d’amour que nous pouvons concevoir sous le nom d’Eros contre les forces de dislocation, désintégration, conflit et mort que nous pouvons concevoir sous les noms de Polemos et Thanatos.

Nous devons savoir, qu’en l’univers se conjuguent et se combattent à la fois Eros, Polemos et Thanatos. Comme dirait Héraclite : « Concorde et discorde sont père et mère de toutes choses ». Cela est vrai aussi de la  vie, cela est vrai de l’histoire humaine, cela est vrai pour chacun d’entre nous.

C’est l’union, au sein de nos êtres, des puissances de l’Eros et de celles de l’esprit éveillé et responsable qui nourriront notre résistance aux asservissements, aux ignominies et aux mensonges.

Les tunnels ne sont pas interminables, le probable n’est pas le certain, l’inattendu est toujours possible

Edgar Morin